Mais, voyez-vous, là dedans, tout ce qui m’interloque, c’est
que ce ne sont plus des âmes, car ce sont des âmes mortes… – En
voilà-t-il une tête ! il faut qu’on lui ait taillé ça dans un
cœur de vieux chêne ! se dit à lui-même Tchitchikof, qui
commençait à se sentir à bout de patience ; tâchez donc de
vous entendre avec une buse comme celle-là ! mais c’est
qu’elle me met tout en sueur, la vieille damnée ! » Ici ayant
tiré son mouchoir de sa poche, il en essuya son front, qui était
réellement couvert d’une sueur abondante. Au reste, Tchitchikof
avait tort de prendre ainsi à cœur un entêtement de vieille
femme ; il y a tel personnage, tel homme d’État même, qui, en
plus d’une affaire, est tout aussi peu intelligent que la
Korobotchka ; dès qu’il s’est logé, comme un coin, dans la
tête une idée quelconque, vous n’en délogerez cette idée qu’au prix
des plus grands efforts et par les plus énergiques moyens. En vain
vous accumuleriez les arguments les plus clairs sous les formes les
plus pressantes, rien n’y fait, et il vous objecte ce qu’en termes
d’atelier on appelle une scie, un rien, une absurdité, une parole
d’idiot qu’il promène en va-et-vient sur vos épaules. Après s’être
essuyé le visage, Tchitchikof résolut d’essayer s’il y aurait
peut-être encore quelque sentier par où l’on pût ramener la vieille
dans le sentier voulu ; il lui dit : « Mère, ou vous ne voulez
pas me comprendre, ou vous aimez un peu à parler pour l’unique
plaisir de parler… Je vous offre de l’argent ; quinze roubles
en assignations sont de l’argent ; vous ne trouverez pas cela
dans la poussière du chemin, croyez-moi bien… Voyons faites-moi vos
petites confidences ; à combien avez-vous vendu votre
miel ? – À douze roubles le poude[28]. – Vous
voulez m’en donner à garder. Allons, mère, un peu de
conscience ! vous n’avez pas vendu à douze roubles. – À douze
roubles, vrai comme Dieu existe et m’entend. – Eh bien, soit ;
mais voyez, pour avoir ces douze roubles, vous avez donné du miel,
vous avez donné votre miel, n’est-ce pas ? et ce miel, vous
l’avez récolté peut-être en un an de soins, d’efforts,
d’embarras ; vous avez fait des courses, vous avez fatigué vos
chevaux, vous avez tué des abeilles, vous en avez nourri pendant
tout l’hiver dans une cave ; tout cela c’est du travail… mais
les âmes mortes ne sont pas une œuvre de ce bas monde ; vous
n’avez eu à vous donner aucun soin, à prendre aucune mesure ;
il n’a fallu que la volonté de Dieu pour que ces âmes, au grand
détriment de votre économie, fussent en état de passer à un autre
maître. Avec votre miel vous avez fait douze roubles, juste
récompense de votre travail et de vos fatigues, tandis qu’ici vous
recevez de l’argent, mère, en payement de rien, de moins que rien,
et non pas douze, mais bien quinze roubles, et cela, non pas en
monnaie d’argent, mais en trois belles assignations bleues presque
neuves. » Après un tel mouvement d’éloquence, Tchitchikof, pour la
deuxième fois, fut, dans l’intimité de son amour-propre, persuadé
que la vieille dame allait certainement se rendre ; elle
répondit : « En vérité, une pauvre veuve inexpérimentée en affaires
est agitée de toutes sortes de craintes ; le mieux c’est de
prendre un peu de temps ; il viendra bien ici quelques
marchands ; je verrai, je comparerai leurs offres à la
tienne ; peut-être ils donneront plus. – Fi ! fi !
mère, c’est une honte ! vous ne songez pas à ce que vous
dites. Les marchands !… Quel est donc le marchand qui vous les
achètera ? et quel usage en ferait-il ? – Eh !
peut-être bien que… dans le ménage… quelquefois il en faut… pour… »
La vieille n’acheva pas sa phrase ; elle resta la bouche
ouverte et regarda Tchitchikof avec anxiété désirant savoir ce
qu’il pourrait dire là-dessus. « Des morts dans le ménage ?
Allons, vous nous la donnez belle ! Est-ce que vous les
emploieriez, vous, pour effrayer les moineaux la nuit dans votre
potager ? – Ouf ! le ciel me soit en aide !
ah ! quelles horreurs tu nous débites là ! des morts la
nuit chez moi ! marmotta la vieille en se signant à trois
reprises. – C’est vous qui avez dit qu’il en faut dans le ménage.
Dans tous les cas, tombes, ossements, beau gazon par-dessus, tant
cela vous reste intact ; mot je ne veux qu’un acte, un papier.
Eh bien, quoi ? Voyons, allons, répondez donc. » La vieille
dame resta dans la posture des grandes méditations. « Çà, à quoi
est-ce donc que vous pensez, Nastassia Pétrovna ? – Vraiment
je cherche, je cherche ce qu’il y a de mieux à faire ; tiens,
j’aime mieux te vendre du chanvre ! – Du chanvre, du
chanvre ! Je vous parle de toute autre chose, et vous me
mettez en avant du chanvre ! Il faut renvoyer le chanvre à
l’article chanvre. Au reste, bon, je reviendrai, et je vous
enlèverai tout votre chanvre. Pour cette heure, eh bien, êtes-vous
décidée, Nastassia Pétrovna ? – Ah ! toi, tu me parles
d’une marchandise si étrange, si nouvelle… Reviens dans quinze
jours pour les chanvres, et alors… » Ici Tchitchikof sortit des
bornes de toute bienséance ; il souleva de la main gauche une
chaise de joncs qui était à sa portée et la frappa de ses quatre
pieds contre le plancher avec une certaine vivacité en disant d’une
voix creuse : « Hum ! quel diable est donc là-dessous ? »
Le nom du maudit effraya incroyablement la noble campagnarde. «
Oh ! ne l’appelle pas ! ne le nomme pas ! Dieu soit
avec lui ! s’écria-t-elle en blêmissant et tremblotant des
lèvres. Il y a trois jours, je n’ai eu que lui dans la tête toute
la sainte nuit. J’avais eu l’idée, vois-tu, après ma prière, avant
de m’endormir, de consulter un peu les cartes sur quelque chose qui
m’occupe ; ce n’est pas bien de vouloir lire l’avenir, surtout
en pareil moment. Dieu lui-même sans doute, pour me punir, me l’a
envoyé, et je l’ai vu, je l’ai vu… Fi, qu’il est horrible !
des cornes… Qu’est-ce que c’est que celles de nos bœufs à
côté ? – Je m’étonne et m’afflige qu’il ne vous en vienne pas
toutes les nuits des dizaines de dizaines en grande tenue. Par pure
charité chrétienne je voudrais que cela vous arrivât ! » dit
Tchitchikof d’un ton grave. Et il ajouta comme se parlant à
lui-même : « Je vois une pauvre veuve dans la gêne ; elle n’a
pas le revenu qu’elle devrait avoir, elle a des besoins, elle se
donne un mal de chien… J’arrive, je vois cela, je veux… Mais
qu’est-ce que ça me fait qu’elle souffre, qu’elle se ruine, qu’elle
crève avec toute la population de son village, soixante ou
quatre-vingts familles, bon !… que m’importe à moi qu’on crève
de misère au sein de l’abondance ? – Bon Dieu, quelles choses
affreuses tu dis là ! marmotta la vieille dame en regardant
avec effroi son interlocuteur. – On oublie de parler honnêtement
avec vous, mère ? vrai, je m’imagine voir, révérence parler,
un misérable chien de basse-cour au pré, couché entre les
meules ; il ne fait rien et ne laisse rien faire ; il ne
mange pas de foin et n’en laisse manger à aucun autre quadrupède.
Et moi qui voulais me rendre acquéreur de la plupart de vos
produits, ma chère dame ! car sachez que j’ai pris à ferme des
fournitures pour des particuliers et pour plusieurs grands
établissements de la couronne ; mais, ma foi, votre
aveuglement… » Ici il allongea la lèvre, regarda sa botte, et se
lut comme s’il dédaignait de pousser plus loin l’exposé de ses
grandes affaires… mais ce qu’il venait de laisser tomber suffisait
bien pour produire des merveilles. Le mot de fermes de la couronne
agit fortement sur l’esprit de Nastassia Pétrovna, qui, par suite,
prononça d’une voix presque suppliante ces paroles : « Pourquoi te
fâches-tu si fort contre une vieille idiote telle que moi ?
va, si j’eusse pu deviner que tu fusses si colère, sois sûr que je
ne t’aurais pas même répliqué un mot. – Fâché, en colère… eh !
non ; de quoi serais-je donc fâché ? l’affaire que je
vous dis ne vaut pas une coquille d’œuf… et j’irais me mettre en
colère pour ça !… allons donc ! – Eh bien, eh bien, c’est
dit ; je consens pour quinze roubles assignations. Seulement
encore écoute, père : pour les affaires de fournitures, quand il te
faudra de la farine de seigle ou de blé, de sarrasin ou d’orge,
quand il te faudra de la volaille et du bétail sur pied ou abattus,
alors, je t’en prie, ne t’adresse pas ailleurs, ne me fais pas de
tort. – Non, mère, je ne m’adresserai pas ailleurs certainement,
dit-il en essuyant de la main la sueur qui lui sillonnait tout le
visage ; et il lui demanda si elle avait à la ville de
district un homme de confiance, ou une connaissance qu’elle pût
nantir de ses pouvoirs pour faire l’acte et tout ce qu’il fallait.
– Comment donc ! le fils du père Kyrile le protopope sert au
greffe du tribunal civil. » Tchitchikof la pria d’écrire au fils du
protopope Kyrile une lettre en forme de procuration, et, pour lui
épargner une grande peine d’esprit comparable à une médecine amère
à prendre tous les quarts d’heure pendant un jour entier, il se
chargea de rédiger tout de suite l’original, que de la sorte elle
n’aurait qu’à copier, ou, mieux encore, simplement à dater et à
signer.
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