« Comme ça serait heureux, pensait en elle-même la
Korobotchka, qu’il me prit, pour la couronne, mes farines et mon
bétail ! Il faut l’amadouer ; il me reste de la pâte
d’hier au soir ; je vois aller dire à Fétinia de nous faire
des blines[29]. Qu’est-ce que je lui ferai
encore ? ah ! des pâtés aux œufs[30] : chez
moi cela vous est plié, troussé, qu’il y a plaisir à les tenir et à
mordre dedans. Ah çà ! il n’y a pas de temps à perdre. » La
dame, en achevant ce monologue, sortit pour mettre à exécution son
idée au sujet des pâtés ou pains doux contenant une couche de
tranches d’œufs et des blines, plats de fond qui ne manqueraient
pas d’être accompagnés d’une infinité d’autres fins morceaux,
produits de la cuisine domestique russe, qui sont le petit-four des
maisons de seigneurs campagnards où la science du pâtissier
européen n’a rien à voir ni à enseigner. Tchitchikof de son côté se
rendit au salon où il avait passé la nuit, afin de préparer son
bureau pour les écritures nécessaires. Tout dans la pièce était
depuis longtemps remis en ordre ; le fameux lit de plumes
avait été enlevé, et près du divan était rapportée une table ronde
à tapis vert et à six tiroirs, sur laquelle on avait jeté une nappe
à dessins représentant la ville d’Yaroslaf en blanc sur fond bleu
d’un côté, en bleu sur fond blanc au revers. Il posa sur cette
table sa cassette de voyage, puis il s’assit carrément pour
respirer un bon moment, car il se sentait comme dans un bain
d’étuve ; tout ce qui, sur son corps, depuis la nuque
jusqu’aux orteils, était en contact avec sa peau, était mouillé à
un point à peine supportable. « M’a-t-elle tourmenté, la vieille
damnée ! » dit-il après avoir soufflé une minute ou
deux ; et il procéda à l’ouverture de son grand nécessaire.
L’auteur, à tort ou à droit, est persuadé qu’il y a des lecteurs
très capables de désirer ici une inspection détaillée, un plan
exact des compartiments, des secrets même de ce nécessaire.
Pourquoi leur refuser cette petite satisfaction, si on nous en
laisse le temps toutefois ? Voici quelle était la disposition
intérieure de la caisse : cette caisse s’ouvre en pupitre ;
dans le milieu de la partie haute est le nécessaire à barbe
distribué en case à savonnette, case à blaireau, case à cinq
cloisons pour six rasoirs ; plus haut est le matériel de
bureau : case pour l’encrier, case pour le sable, long chenal pour
les plumes, les crayons, la cire à cacheter et le cachet, puis sur
les côtés plusieurs cases plus ou moins profondes, les unes
couvertes, les autres sans bouchons, pour les objets courts et pour
la monnaie. Toute cette partie s’enlève, et l’on trouve un second
plateau moins profond, contenant, outre des ciseaux, des canifs,
des limes et autres objets de cette sorte logés sur les bords à
leur place marquée, un fouillis de billets de visite, de faire
part, d’invitation, de spectacle, etc., etc. Ce deuxième plateau,
enlevé comme le premier, met à découvert les papiers d’affaires
grand format, les uns couverts d’écriture, les autres vierges
encore sauf les divers timbres qu’on distingue sur une certaine
masse placée au fond. À l’arrière et sur les côtés se trouvaient
certaines coulisses dont l’une s’ouvrit pour donner passage à un
tiroir secret qui fut tiré et repoussé promptement à plusieurs
reprises. C’était le tiroir à l’argent ; vous dire ce qu’il
contenait dans ce moment, c’est ce que nous ne saurions faire,
Tchitchikof parut entendre quelque bruit de pas ; il remit en
hâte la coulisse, et, sans rentrer les deux plateaux supérieurs, il
rabattit la trappe couverte de maroquin vert formant la moitié de
son pupitre, il regarda le bec de sa plume du côté du jour, et il
se mit à écrire, juste au moment où la dame entrait et venait à
lui. « Oh ! le beau nécessaire que tu as là, père !
dit-elle en s’asseyant à un pas de lui ; sûrement tu as acheté
cela à Moscou ? – Oui, à Moscou, répondit Tchitchikof, en
continuant d’écrire. – J’en étais sûre : là on travaille bien. Il y
a trois ans, ma sœur a apporté de là des bottines chaudes pour ses
enfants : figurez-vous que c’était si bon de cuir et de couture,
que cela se porte encore à présent. Aïe ! aïe ! combien
tu as là de papier timbré ! dit-elle en soulevant un peu la
trappe qui couvrait la partie profonde de la caisse, comme pour
jeter un coup d’œil dans l’intérieur et admirer le travail. Tu m’en
donneras bien une feuille ! j’en ai tant besoin ! Il
arrive que j’ai à écrire une supplique, et alors je ne sais que
faire. » Tchitchikof avait en effet ramené le papier timbré
au-dessus des papiers d’affaires. Il expliqua à son hôtesse qu’avec
un courant d’affaires si considérable, il ne pouvait voyager sans
avoir avec lui beaucoup de timbres, pour économiser le temps et
parer aux difficultés, mais qu’on n’écrivait pas les suppliques sur
un papier à contrats. Puis il eut la complaisance de feuilleter la
masse, et il découvrit une feuille du prix d’un rouble, et lui en
fit cadeau. Son brouillon fini, il le lut ; puis il en fit une
copie très nette sur papier à lettre, et la lui fit dater et signer
avec parafe, après quoi il la pria de vouloir bien écrire en grand
détail la liste des paysans vendus, il se trouva que la noble dame
ne tenait aucun livre et ne possédait aucun rôle, mais seulement
une excellente mémoire ; il dut reprendre la plume et se faire
dicter. Quelques paysans avaient des noms qui le surprirent, lui
qui n’était pas facile à étonner ; sa surprise venait encore
plus des sobriquets, sorte d’excroissances que portaient
inséparablement ces noms. À chaque nom, prononcé avec le plus grand
sérieux par la dame, il tenait sa plume un moment suspendue et se
tournait vers la vieille, dont le visage restait parfaitement
impassible, et, voyant cela, il inscrivait. Il fut surtout frappé
d’un Pierre Savèlef, fais pas attention, l’auge est là. De sorte
qu’il ne put s’empêcher de dire : « En voilà un d’une belle
longueur ! » Un autre, à « Ivan Pétrof des Rossignols », avait
pour surcroît : Brique à vache. Un troisième s’appelait tout court
: la Roue Ivane. Après avoir tout écrit par primo, secundo, tertio,
et fait signer la liste, il promena son nez en l’air, et respira à
pleine poitrine un appétissant fumet de quelque chose de frit au
beurre. Une table supplémentaire s’était ajoutée et couverte : il y
eut invasion de gens apportant diverses bonnes choses. « Je vous
prie d’accepter un petit déjeuner sans façon, » dit gracieusement
la bonne dame. Tchitchikof, qui venait de fermer et de repousser
son nécessaire de voyage, en y logeant les deux papiers frais
signés, vit les deux tables se couvrir rapidement de mets dont nous
serions embarrassés de donner le menu ; je dirai pourtant,
pour l’acquit de ma conscience, comprendra qui pourra, qu’il y eut
des gribki, des pirojki, des skorodoumki, des chanichki, des
preagli, des blini, des lepechki et pripëki ou fritures de tous les
hauts goûts possibles, à l’ail, à l’oignon, au grain de pavot, au
lait caillé, à la crème aigrie… Je ne saurais dire ce qui ne parut
pas en ce genre sur ces deux tables, rapprochées pour la petite
collation de l’aimable visiteur.
1 comment