Eh bien, et votre jeune fille ? – Hé, Pélaghéïa !
cria la dame à une petite fille d’environ onze ans, qui se tenait à
quelques pas, en cotillon d’une grossière toile bleuâtre assujettie
de dessous par les hanches et de haut par deux bretelles fort
primitives. La jouvencelle avait les pieds nus, mais de loin on
l’eût pu croire bottée tant elle avait de boue fraîche suspendue
autour des jambes jusqu’à la hauteur du genou. « Monte là-haut, et
tu feras voir la route à ce monsieur. » Séliphane tendit la main à
la petite ; celle-ci commença par poser un pied sur le
marchepied du monsieur, puis l’autre sur celui de l’automédon, et
enfin elle trôna après avoir incroyablement souillé de boue les
deux marchepieds. Tchitchikof monta, et son poids, dans le premier
moment, fit pencher le corps de la britchka ; puis il rétablit
l’équilibre en s’installant bien juste au milieu, et alors il dit :
« Voilà qui est pour le mieux ! Maintenant adieu, mère,
adieu ! » Les guides touchèrent le flanc des chevaux, qui
partirent d’un petit pas relevé. Séliphane se tenait sombre et
silencieux, et pourtant il était en même temps fort appliqué à son
affaire de cocher ; c’est ce qui ne manquait jamais de lui
arriver après chacune de ses fautes, et surtout le lendemain du
jour où il s’était enivré. Les chevaux avaient été étrillés avec un
soin vraiment remarquable ; le collier du limonier, collier
qui, la veille encore, montrait le chanvre en plusieurs endroits,
avait été habilement reprisé à la poix. Il guidait sans adresser un
monosyllabe à aucun de ses trois chevaux, ni gronderies, ni
encouragements, ni harangues, rien, rien que quelques méchants
petits coups de fouet donnés pour la forme, et les guides
flottaient longues contre le flanc du troïge, qui trottinait tout
préoccupé de tant de silence et de mollesse. Cependant le moraliste
ne put rester si morne qu’il ne dit en marronnant ce peu de mots à
peine distincts : « Ohé, attends-moi, corbeau, je vais t’apprendre
à rêver, moi ! » Mais le bai et l’assesseur étaient alors
eux-mêmes mécontents de ne pas s’entendre appeler mes très chers,
mes vénérables. Le tigré sentit en ce moment tout à coup, sans
accompagnement d’aucune parole, singulier procédé ! une grêle
traîtresse de piqûres tour à tour sur toutes les parties grasses,
charnues, molles, délicates et sensibles de son corps, et le
quadrupède fit là-dessus ses réflexions qui se lisaient aisément
dans les émotions parlantes des deux oreilles et de la houppe qui
les sépare ; tout cela disait : « Sur quelle herbe a-t-il donc
marché aujourd’hui ? il ne sait plus parler, mais il sait
mieux que jamais où nous piquer ; hier il était causant, et
s’il jouait du fouet, c’était par façon de rire, le long de
l’épine ; aujourd’hui le sournois cingle dans le vif ;
c’est aux oreilles et au ventre qu’il s’en prend à la sourdine. « À
droite, quoi ? dit sèchement Séliphane à la petite placée à
côté de lui, en montrant du manche de son fouet la direction d’un
chemin bruni par les pluies, qui se dessinait plus ou moins droit
entre les prés et les champs couverts de la plus luxuriante
verdure. – Non, non, je montrerai, répondit la jeune fille sans
regarder la direction du fouet. – Par où donc ? dit sèchement
Séliphane en avançant toujours. – Tiens, voici par où !
s’écria la petite. – Ah ! l’imbécile, dit Séliphane ;
mais c’est justement à droite, comme je disais. Ça ne sait pas
distinguer sa droite de sa gauche, tssss ! » La journée était
parfaitement belle ; mais la terre s’était tellement détrempée
la veille, que les roues de la britchka soulevaient continuellement
des quintaux de boue et s’en étaient fait une enveloppe plus
épaisse que le feutre le plus grossier. On peut se figurer la
fatigue des pauvres chevaux, d’autant plus que le sol avait pour
base la glaise, et une glaise de la qualité la plus poisseuse.
Cette circonstance fut cause que la britchka ne put se tirer de là
avant deux heures de l’après-midi ; et, sans la petite, cela
eût été bien autrement difficile : car les chemins s’échappaient
dans tous les sens, comme les écrevisses du marché, quand on les
laisse sortir du sac, et Séliphane aurait été rossé sans que, cette
fois, il y eût de sa faute. Bientôt la petite fille aux bottes de
vase sèche montra de la main quelque chose de noir en disant : «
Tiens, vois le grand chemin là-bas ! – Qu’est-ce que c’est que
ce bâtiment ? demanda Séliphane. – C’est l’auberge, dit la
petite. – Eh bien, à présent, nous arriverons bien nous-mêmes, dit
Séliphane ; retourne vite chez les tiens. Sur quoi il retint
son attelage, aida la petite à descendre, et en l’assistant il la
regarda pour la première fois et marmotta entre ses dents : « Que
ça de boue aux jambes ! houuu, va-t-elle salir de la belle
herbe d’ici chez elle ! » Tchitchikof lui donna un gros de
cuivre[32] ; elle tourna le dos à l’instant
même, et commença son trajet par cinq ou six grandes enjambées
joyeuses, car elle était heureuse et du superbe cadeau, et plus
encore d’avoir trôné sur le siège d’une britchka.
Chapitre 4
Nozdref
En approchant de l’auberge de la maison de poste, Tchitchikof
ordonna qu’on s’arrêtât pour deux raisons : pour laisser les
chevaux souffler une bonne petite heure, et aussi pour mettre
quelque chose sous la dent, afin de se refaire des fatigues du
trajet. L’auteur doit avouer qu’il envie beaucoup l’appétit et
l’estomac de gens ainsi constitués ; et à ses yeux ils sont
bien ridicules, vraiment, tous ces beaux messieurs de la haute
volée, gravitant dans le firmament gastronomique de Pétersbourg et
dans celui de Moscou, qui passent leur vie dans la méditation de ce
qu’ils mangeront demain, des mets dont ils composeront leur dîner
d’après-demain, qui se préparent à leur savante entreprise en
avalant une pilule et des huîtres et des araignées marines et
d’autres merveilles, et, après cent ou deux cents séances
pareilles, partent forcément pour les eaux ou de Karlsbad ou du
Caucase. Non, ces messieurs n’ont jamais éveillé en moi la moindre
envie. Il n’en est pas de même des hobereaux ; le hobereau
court les routes, et, dans une maison de poste, se fait servie
trois livres de jambon ; à la station suivante, un cochon de
lait ; dans une troisième, un quartier d’esturgeon ou un gros
saucisson à l’ail, ce qui ne l’empêche pas, en arrivant à
destination, n’importe à quelle heure, de se mettre à table et là,
comme si de rien n’eût été, d’absorber une oukha[33] de
sterlets, avec des barbottes et du frai qui craquent et gémissent
entre ses dents, coupée par de fortes bouchées de gâteaux rastiagai
ou koulibiak au sauté de silure, et cela d’un appétit à donner
envie de manger aux regardants. Oui, ce sont là des gens tout
spécialement favorisés du ciel, de la terre et de la mer, qu’ils
rendent tributaires de leur bouche. Plus d’un riche seigneur
donnerait à l’instant même la moitié de ses âmes et de ses terres
hypothéquées ou non hypothéquées, avec toutes les améliorations
faites d’après les nouveaux procédés, soit russes, soit étrangers,
pour posséder un estomac comme les gens de moyenne noblesse ;
mais le mal est que, pour tout l’or et l’argent du monde, pour tous
les domaines améliorés ou non, on ne peut se procurer un estomac de
hobereau ou de provincial russe[34].
L’auberge aux murs de rondins noircis, calcinés par le temps,
accueillit Tchitchikof sous son étroite avancée, dont le toit
hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour, et pareils
à nos anciens chandeliers d’église. Le bâtiment ressemblait à une
chaumière russe, sauf des proportions un peu plus amples. Des
corniches, des rebords, des garnitures, des encadrements à jour ou
en dentelle, fouillés à la hache, au ciseau et à la tarière dans le
bois frais, entouraient les fenêtres, le pignon, le balcon, le
perron, de manière à donner un air de gaieté au fond lugubre des
murailles. Sur les volets on voyait une intention de vases
rustiques hauts en couleurs, remplis d’une intention de fleurs,
peinture à l’huile très naïve et pourtant prétentieuse. Ayant
escaladé un étage par un étroit escalier de planches, Tchitchikof
pénétra dans une antichambre spacieuse où il trouva une porte qui
s’ouvrait avec bruit, et une grosse commère en robe de perse
bigarrée, qui lui dit : « Par ici, monsieur.
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