» Dans la chambre il y avait beaucoup de ces vieux amis qu’on rencontre dans toutes les petites auberges construites en bois, si nombreuses sur les routes à chaussée, nommément un samovar tout sillonné d’eau de vapeur saisie, figée à blanc sur le cuivre ; des parois de sapin raboté, de calfeutrage visible en bourrelet dans les interstices des rondins ; une armoire de coin pleine de théières et de tasses, et surmontée de plateaux ; des œufs de porcelaine dorés, appendus devant les images par leurs rubans rouges et bleus ; une chatte récemment délivrée d’une portée merveilleuse ; un miroir qui vous rend deux nez pour un, qui vous présente au lieu de figure, une sorte de tarte aux pommes ; et enfin des images saintes entourées de touffes d’herbes fleuries aromatiques et d’œillets secs à un tel point, que le voyageur qui s’avise de vouloir s’assurer de leur parfum, soulève aussitôt les nuages épais d’une poussière qui a les effets de tabac d’Espagne. « Y a-t-il un petit cochon de lait ?… cria Tchitchikof pour tout compliment à la bonne femme qui lui faisait accueil. – Oui, monsieur, et bien à votre service. – Au raifort et à la smetane ? – Au raifort et à la crème aigrie, justement. – Donnez-moi ça ; allons, leste. » La vieille partit comme par un ressort et ne s’arrêta plus ; elle rentra vingt fois coup sur coup : 1° avec une couple d’assiettes ; 2° avec une serviette si libéralement empesée, qu’elle pouvait se tenir debout comme une écorce de vieux liège ; 3° avec un couteau à manche d’os du plus beau jaune antique et à lame réduite de deux bons tiers de sa largeur en deux endroits, mais tranchant toutefois comme une lime d’horloger ; 4° avec une fourchette à deux dents et demie ; 5° avec un poivrier affectant la forme d’une fiole lacrymatoire attique ou toscane ; 6° avec une salière parfaitement incapable de garder son aplomb, sinon dans une position inclinée… Mais bientôt notre héros, selon une habitude prise de longue date, entama avec cette femme une conversation en règle ; il ne manqua pas de lui demander si elle tenait elle-même l’auberge, ou si c’était son mari, son frère, son parrain ou son compère qui était aubergiste… quel revenu annuel donnait l’établissement ; si elle avait des fils ; si son fils aîné avait femme ou s’il était garçon ; quelle femme il avait prise, riche ou pauvre ; s’il y avait eu une dot, et en quoi elle consistait ; non : eh bien, si le beau-père a été content ; s’il n’est pas au contraire fâché comme s’il recevait trop peu de présents en donnant sa fille. Tchitchikof n’était pas homme à rien oublier dans ces sortes d’enquêtes. Il va sans dire qu’il ne manqua pas de se faire nommer en détail, un à un, posément, tous les gentillâtres d’alentour, petits et grands, riches et pauvres ; il lui fallut tout savoir, et ses questions tombaient là dru comme grêle. La bonne femme connaissait surtout Blokine, Potchitilef, Myllnoï, Tchéprakof dit le Colonel, Sabakévitch… « Sabakévitch ? Ah ! tu connais Sabakévitch[35] ? – Comment donc ? et assez, vraiment. » Tchitchikof sut alors que la vieille connaissait non seulement Sabakévitch, mais aussi Manilof, et qu’à ses yeux Manilof était bien plus délicat, probablement plus délicat, plus grand et plus aimable que Sabakévitch. En effet, jugez donc : Manilof se fait bouillir, cuire au beurre ou rôtir une poule, et en attendant, il s’amuse avec un quartier de veau, puis il tâte d’un foie de mouton, s’il y en a de prêt. et il se borne à goûter de ceci et de cela ; mais Sabakévitch, lui, ne se fait servir qu’une seule viande, mange tout le plat, demande s’il n’y en a pas encore un peu au four… comme si l’on eût fraudé de quelque partie ; et il ne paye jamais que ce qui lui avait été dit du prix de la portion ordinaire. Comme il conversait de la sorte, tout en expédiant un cochon de lait, et qu’il n’en restait plus qu’une bouchée empalée sur la fourchette brèche-dent, on entendit un bruit d’équipage au pied de la maison. L’hôtesse disparut, la bouchée aussi. Tchitchikof se leva, regarda par la fenêtre et vit, arrêtée devant l’avancée, une légère britchka attelée d’un troïge fringant. Deux hommes descendirent de cette britchka, l’un blond et de haute stature, l’autre brun et de moins haute taille. Le grand blond était en hongroise bleu foncé, le brunet en simple arkhalouk d’une étoffe orientale à raies[36]. Après eux, arrivait d’un pas très lent une méchante calèche, vieux débris tiré par un méchant quadrige à long poil, à qui le rafraîchissement de l’étrille était jouissance inconnue ; chaque haridelle, bridée de cordes à puits, avait pour licou un collier en loques. Le blond gravit à l’instant l’étroit escalier ; le brun restait au bas à palper quelque objet dans la calle de la britchka, en causant avec son domestique ; et en même temps il faisait des signes à la calèche fantastique qui approchait. Il sembla à Tchitchikof reconnaître cette voix-là, et, pendant qu’il regardait ainsi au dehors, le blond avait tâté à la porte, trouvé le loquet et ouvert. C’était un grand maigre, non pas vieux, mais usé ; il portait de très petites moustaches rousses. À son visage hâlé et en quelques endroits comme brûlé, on pouvait aisément croire qu’il était parfaitement fait à la fumée, non de la poudre à canon, mais du tabac le plus âcre. Il salua poliment Tchitchikof, qui lui rendit sa politesse avec son aisance habituelle. Il est fort vraisemblable qu’il leur eût suffi de quelques minutes encore pour lier conversation et faire ample connaissance, car il y avait déjà un bon acheminement ; tous deux, presque en même temps, avaient témoigné leur satisfaction de voir que la poussière des routes eût été parfaitement abattue par les pluies de la nuit, de sorte, disaient-ils, qu’il fait bon voyager par cette fraîcheur… lorsque le voyageur brun entra tout à coup, jeta sa casquette, sans transition, de dessus sa tête droit au beau milieu de la table, et se hérissa gaillardement le crin, en y passant en tous sens son long démêloir à cinq doigts. C’était un beau et vigoureux jeune homme à figure pleine et vermeille, ornée de trente-deux perles du premier choix, riant entre des lèvres de corail, le tout encadré dans deux gros favoris des plus drus, sous une luxuriante forêt de cheveux aile de corbeau ; bref, c’était un homme frais et sain comme une pomme de Crimée cueillie sur l’arbre. « Bah ! bah ! bah ! s’écria-t-il aussitôt en étendant parallèlement les deux bras vers Tchitchikof, toi ici ? » Tchitchikof reconnut Nozdref, ce même Nozdref près de qui il avait dîné chez le procureur fiscal et avec qui il s’était trouvé en quelques minutes sur le pied d’une si grande familiarité que Nozdref s’était mis à le tutoyer, sans pourtant que, de son côté, il eût donné lieu à cela le moins du monde. « Où es-tu donc allé ? chez qui ? dis, » reprit Nozdref ; et, sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta : « Moi, mon cher, je reviens de la foire. Félicite-moi ; j’ai été rincé, oui, cher ami, rincé, mais rincé à fond. Tiens, regarde un peu par cette fenêtre, vois dans quel véhicule je suis arrivé… » Ici il pencha au dehors la tête de Tchitchikof, qui pensa se heurter cruellement contre le châssis. « Tu vois quelle drogue de calèche ! c’est du miteux, du vermoulu, j’espère !… j’ai dû grimper dans sa britchka… » En parlant ainsi, il montrait du doigt son compagnon. « Çà, à propos, vous ne vous connaissez pas… c’est Mijouïef, mon beau-frère ! Nous n’avons fait que parler de toi toute la matinée ; je lui disais : « Il faut que nous nous trouvions ensemble avec Tchitchikof.