» Aïe, aïe ! frère, tu ne te figures pas comme je viens d’être rincé. Croiras-tu que, non seulement j’ai perdu quatre excellents trotteurs, mais tout, tout ce que je portais sur moi, regarde, regarde, plus de chaîne, plus de montre, plus d épingle… » Tchitchikof regarda et vit qu’en effet le beau Nozdref n’avait plus ni épingle ni chaîne ; il lui semble même qu’il avait des éclaircies dans un de ses favoris. « Eh bien, me croiras-tu, si j’avais eu encore vingt roubles en poche, je dis vingt roubles, pas davantage, je regagnais tout… Bah ! tout, entendons-nous ; outre que je rattrapais toute ma perte, je gagnais encore, parole d’honneur ! trente bons mille roubles, et ils seraient ici, ici, ici, dans ce portefeuille. – C’est ce que tu disais justement dans ce moment-là, objecta le grand blond flambé ; eh bien, là-dessus, moi, je t’ai donné cinquante roubles, qui sont allés pourtant avec les autres. – Oui, c’est vrai, je les ai perdus aussi, mais je ne les aurais pas perdus, non… je ne les aurais pas perdus, certes… si je n’eusse pas fait une bêtise… vrai, je ne les aurais pas perdus si je n’eusse eu l’imprudence, après le paroli, de plier un canard sur ce maudit sept ; je pouvais sans cela faire sauter toute la banque. – Bien, mais tu ne l’as pas fait sauter. – Eh non, parce que j’ai plié un canard à contretemps. Est-ce que tu aurais dans la tête que ton major joue bien, par hasard ? – Bien ou mal, je ne dis pas, mais il t’a étrillé. – Le bel exploit ! j’en aurais joliment raison, va ; il ne me pèse pas ça, ton major. Qu’il essaye donc un petit doublet, alors tu verras ce que deviendra ce fameux brelandier major ! Mais au reste, cher Tchitchikof, comme nous nous en sommes donné les premiers jours ! Ah ! il faut avouer que la foire a été, cette année, dans tout son beau. Les marchands disent eux-mêmes qu’il n’y avait jamais eu une affluence et un entrain pareils. Tout ce qu’on avait amené de chez moi a été supérieurement vendu. Ah ! frère, comme nous avons bamboché ! rien que de se rappeler, foi d’honnête homme ! je te dis… mais quel dommage, quel dommage que tu n’étais pas là ! Figure-toi qu’à trois verstes de la ville il y avait en ce moment un régiment de dragons, que tous les officiers, tous, du premier au dernier, au nombre de quarante, étaient en ville et nous avons bu, et nous avons bu ! Tiens, frère, il y avait le rotmistre Potsélouïef… voilà un bon enfant ! quel homme avec cela ! des moustaches qui tombent jusque sous les aisselles… c’est lui qui appelle le vin de Bordeaux de la Bourdachka : « Hé, garçon ! qu’il dit, en avant donc la bourdachka, que ces messieurs se gargarisent !… » Et le lieutenant Kouftchinnikof, hein, beau-frère, dis, quel charmant homme ! on peut bien dire que celui-là est le bambocheur par excellence, le roi de la bamboche… Nous ne nous sommes pas quittés pendant trois jours. Quels vins nous avons eus du marchand Ponomarëf ! Il faut que tu saches que Ponomarëf est un si grand coquin qu’il n’y a pas moyen de rien prendre dans ses boutiques ; il mêle à ses vins des décoctions de bois de sandal, de bouchon brûlé, de baies de sureau, et le diable sait encore quelles drogues ; mais si, une fois, il va lui-même ouvrir chez lui le sésame, le saint des saints, le petit caveau particulier, oh ! ma foi, là, il n’y a plus rien à dire, il vous met dans l’empirée. Voilà comment, le lieutenant des brocs (Kouftchinnikof) et moi, nous avons eu à discrétion un champagne près duquel le champagne du gouverneur est bon peut-être à laver les pieds des chevaux. Songe que c’était non pas seulement du vrai veuve Cliquot, mais un certain Cliquot-matradoura, comme qui dirait, vois-tu, du double, du triple Cliquot. Moi je suis allé voir Ponomarëf, je l’ai prié… comme on prie ces gens-là, et après un petit quart d’heure d’attente inquiète, j’ai rapporté de là en triomphe une bouteille d’un certain vin français qu’ils appellent bonbon… un bouquet ! mais un bouquet… quintessence de rosé, de violette, de… je ne peux pas te dire. Oui, nous nous en sommes donné !… Après cela nous arrive avec un. grand froufrou le prince… le prince… au diable son nom ! Son premier soin est d’envoyer, chez le marchand de vin, prendre du champagne… mais serviteur ! ni dans les boutiques, ni chez Ponomarëf lui-même, plus une seule bouteille ! les officiers avaient fait le vide le plus complet. Nous avions fait le vide. Crois-tu qu’à moi seul, à dîner, j’ai séché dix-sept bouteilles de vin de champagne ! – Allons, allons, tu n’as pas bu dix-sept bouteilles, dit froidement le grand blond. – Vrai comme je suis un galant homme, je les ai bues, répondit Nozdref. – Tu es libre d’avancer ce qu’il te plaît, mais je te dis, moi, que tu n’en boirais pas dix. – Parions ! parions ! – Bah ! laisse donc. – Voyons, parions ce fusil que tu viens d’acheter contre ce que tu voudras. – Je ne veux pas. – Ah ! c’est que tu rentrerais à la maison sans fusil sur l’épaule, sans bonnet sur la tête, je t’en réponds. Ah ! frère, frère Tchitchikof, que c’est embêtant que tu n’étais pas des nôtres ! Je sais bien que nous n’aurions pas pu t’arracher là-bas d’avec le lieutenant Koufchinnikof… Oh ! comme vous vous seriez convenus ! Celui-là ne ressemble pas au procureur fiscal ni à toutes ces poules mouillées d’employés grippe-sous ; celui-là, frère, whist, banque, boston, pharaon, il sait tout, il est à tout, il tient tout… Oui, cela valait la peine de venir… hhhhah, méchant marcassin, va, mauvais porcher, va… embrasse-moi, chère âme, embrassons-nous ! je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne ! Mijouïef, regarde, vois-moi celui-ci ; le sort me l’a montré, et je te le montre ; que m’est-il et que lui suis-je, moi ? Il nous est tombé Dieu sait d’où, mais le voici et moi aussi… c’est comme à la foire ! Là-bas, frère, y en avait-il des équipages ! un fouillis… J’ai joué, figure-toi, à la fortune, à la fortune, moi ! je tourne la flèche, bon, un pot de pommade ; je tourne… une tasse de porcelaine ; je tourne… une guitare… puis, je tourne, je tourne, je tourne… diable emporte, je reperds mes gains et six roubles argent en sus. Ah ! j’aurais voulu te voir faire la connaissance du lieutenant ! J’oubliais de te dire… nous avons été ensemble à presque tous les bals. Il y en a un où il s’en trouvait une… si légèrement costumée… mais si légèrement… vois tu… je pensais : « Diable emporte ! ! » Mais Kouftchinnikof, ah l’animal ! oh le dragon ! ah bestia, bestia ! deux heures entières il lui a débité en français (naturellement en français) des compliments brrrr ! Au reste il faut dire qu’il en avait une fameuse réserve même pour les simples petites dames qui n’entendent que le russe… quel luron ! il appelle ça s’ôter le harnais, et faire que le club local se souvienne un peu qu’on est en foire… À propos, un spéculateur avait amené une superbe partie de poisson séché, fumé, des dos d’esturgeon surtout… Ha, justement, j’en ai un là dans l’horrible patache, vous verrez… c’est heureux que je l’aie acheté pendant que j’avais de l’argent. Çà, Tchitchikof, où est-ce que tu vas maintenant, cher ? – Je vais chez un individu à qui j’ai affaire. – À tous les diables l’individu, cher ami, tu viens avec moi ? – Non, puisque j’ai affaire. – Affaire, affaire !… à d’autres ! Ah ! toi, Opodeldock Ivanovitch ! affaire ! bien trouvé, ma foi ! – Non, vrai, j’ai une affaire à traiter, et urgente même. – Je parie que tu mens ! Eh bien, voyons, dis, dis chez qui.