– Chez Sabakévitch. » À ce nom, Nozdref partit d’un de ces éclats de rire à cascades dont seuls sont capables les hommes frais et sains, aux dents de sucre raffiné, aux joues veloutées et rebondies. Un voyageur, qui s’étirait à moitié endormi dans une troisième chambre, ressauta, resta sur son séant une minute ou deux sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait, et finit par murmurer : « Au diable le fou qui rit là dedans à ébranler les portes, les poutres et les plafonds ! » « Qu’y a-t-il donc là de si risible ? » dit Tchitchikof. Nozdref continua de rire aux éclats, et seulement on entendait de temps en temps des demi-mots et des mots entiers, qui étaient comme des notes de repère dans les soubresauts et les saccades d’une variation éperdue : « Saba… chez Saba… kévitch ! Ohi ! ohi ! ohi !… Ha ! ha ! ha ! ha !… Ah ! laisse donc… lais… laisse-moi un peu rire… rire… ou j’en crèverai… Ohi ! ohi ! chez Sabakévitch ! Oh ! oh ! ouf !… – Il n’y a rien là de risible : je lui ai donné parole, et je vais, en effet, d’ici droit chez lui. – Eh bien, moi, je te dis que tu te souviendras toute ta vie d’être allé là ; ça vit comme un meurt-de-faim. Je ne dis pas pour sa table : il mangerait la portion de trois éléphants à son déjeuner ; mais c’est un animal. Je connais ton caractère ; va, tu auras un fameux pied de nez si tu comptes trouver là ton boston, ton whist, ton petit pharaon et quelques bouteilles de champagne-bonbon ; ah ! bien oui, c’est joliment son style… Écoute, frère, crois-moi, envoie au diable le Sabakévitch, et viens avec moi ! Ah ! cher ami, de quel balyk[37] je le régalerai ! Ponomaref, en me le donnant, me saluait, me saluait… et il me disait : « C’est pour vous seul, au moins ! Tournez et retournez toute la foire, vous ne trouverez pas un balyk de cette qualité-là ! » Tu me diras que Ponomaref est un filou… eh ! mon Dieu, je lui ai dit en face : « Écoute, notre pourvoyeur et toi, vous êtes les deux plus insignes voleurs du gouvernement ! » Il a ri, l’animal ; oui, il a ri en se caressant la barbe. Kouftchinnikof et moi, nous déjeunions chaque jour dans sa boutique. Ah ! frère, j’oubliais de te dire… d’abord je sais que tu ne me quittes plus… tu vas voir quelque chose que je ne céderais pas pour dix mille roubles, je t’en avertis d’avance. Hé ! Porphiri, cria-t-il de la fenêtre à son domestique. Ce manant dégrossi, pourvu d’un couteau-serpe, expédiait un gros quartier de pain surmonté d’une forte tranche de balyk, que le drôle avait adroitement enlevée en tirant quelque objet de la profondeur de la vieille calèche. Hé ! Porphiri, cria Nozdref, apporte-moi le canioule… C’est celui-là qui sera un crâne mâtin ! continua-t-il en s’adressant à Tchitchikof. Je ne l’ai pas acheté, mais bien volé ; celui à qui il était ne voulait, pour rien au monde, s’en défaire ; mais halte-là, j’avais jeté le grappin… je lui ai promis ma jument gris pommelé, tu sais, que Kostyref a échangée avec moi contre les deux petits alezans de l’oncle… » Tchitchikof ne connaissait pas plus l’oncle ni Kostyref qu’il ne connaissait les deux alezans ni la jument grise. Il est clair que Nozdref faisait confusion ; mais il était sujet à ce genre de confusion. « Bârine, qu’est-ce qu’on vous servira ? vint demander en ce moment l’hôtesse au bon Nozdref, très préoccupé du mâtineau que l’homme n’apportait pas assez vite. – Rien !… Ah ! frère, comme nous nous en sommes donné !… Au reste, oui, apporte-nous de l’eau-de-vie, mais un moment ; quelle eau-de-vie as-tu ? – J’ai de l’anisette… – Bon ; donne-moi un petit verre d’anisette. – Et à moi aussi un verre, et qu’il soit bien propre ! dit le grand blond. – Au théâtre il y avait une actrice qui chantait comme un serin, la canaille ! Kouftchinnikof, qui était assis près de moi, me dit : « Voilà, frère, avec qui il ferait bon aller à « la cueillette aux fraises ! » Il me semble qu’il y avait bien à la foire au moins une cinquantaine de baraques[38] de bateleurs et de cabotins de tout genre. J’ai vu là un nommé Fenardi faire, quatre heures durant, la roue du moulin sans se reposer une minute. » Ici Nozdref reçut un verre d’anisette rustique tout droit des mains de la vieille, qui, pendant qu’il absorbait d’un trait ce breuvage, lui fit une profonde révérence. « … Ha, bien, donne-le-moi, » cria-t-il en voyant entrer Porphiri, porteur du mâtineau. Porphiri était vêtu exactement comme son maître, avec cette seule différence que son arkhalouk ouaté était plus noir et plus graisseux. « Là, là ! Non, mets-le ici ; oui, ici, sur le plancher. » Porphiri déposa sur le plancher un petit chien rondelet aux quatre pattes écourtées, et dans cette pose à la crapaudine, il flairait très gentiment de son » petit museau le plancher poudreux. « Voilà, voilà un chien ! » dit triomphalement Nozdref en le tenant suspendu par la peau du cou. Et le mâtineau poussa un petit gémissement plaintif. « Eh bien ! tu n’as pas fait ce que je t’ai ordonné, dit Nozdref à Porphiri, en regardant le ventre du petit chien ; tu n’as pas même pensé à le peigner. – Comment ? je l’ai peigné. – D’où vient qu’il est plein de puces ? – Je n’en sais rien ; peut-être qu’elles lui sont venues de la britchka. – Tu mens, tu mens ; tu lui as laissé ses puces et tu lui en as ajouté des tiennes… Vois donc ! vois donc, Tchitchikof, quelles oreilles !… Oui ; mais touche donc de la main. – Je vois sans cela ; c’est un chien d’une bonne espèce, dit Tchitchikof.