– Mais touche-lui donc les oreilles, les oreilles ; vois-moi cela ! – Oui, oui, ce sera un fort bon chien, dit notre héros en touchant les oreilles du canioule pour complaire à Nozdref. – Et vois quel nez froid… Soupèse, soupèse ! » Tchitchikof, pour ne pas contrarier un ami. prit le chien d’une main, lui toucha le nez de l’autre, et le remit sur le plancher en faisant une petite moue admirative et disant : « Un flair superbe ! – Je le crois bien, c’est un vrai mordache[39]. J’avoue qu’il y avait bien longtemps que j’en convoitais un… Bien, Porphiri, emporte-le et le soigne un peu mieux ; prends-y garde, drôle ! » Porphiri prit le petit animal sous le ventre et le reporta dans la vieille calèche. « Écoute, Tchitchikof, il faut absolument que tu viennes à présent même chez moi ; cinq verstes au plus ; nous serons là en vingt minutes. De chez moi tu iras ensuite chez Sabakévitch, si le cœur t’en dit. » Tchitchikof pensa en lui-même : « Au fait, pourquoi n’irais-je pas chez Nozdref ? En quoi vaut-il moins que les autres ? il est comme tout le monde et, de plus, il vient de se mettre à sec à la foire. On voit qu’il suit en tout son premier mouvement ; il peut y avoir moyen d’obtenir de lui gratuitement quelque chose que je sais bien… Bien, bien ! allons, dit-il ; mais ne t’avise pas de me retenir au-delà de quelques heures, car le temps m’est précieux. À cette condition, je suis maintenant tout à toi. – À la bonne heure ! c’est convenu, mon âme, c’est convenu ; avance, il faut, pour ça, que je t’embrase. » Là-dessus Nozdref et Tchitchikof échangèrent des baisers. « Voilà qui est bien ; nous allons nous mettre tous les trois en route ! – Non pas, non pas, de grâce, et je prends, quant à moi, mon congé, dit le grand blond ; j’ai affaire chez moi. – Tarata, tah, tah… des folies ! Bah, frère, je ne te lâche pas. – Non, vrai, ma femme serait furieuse, et elle aurait grandement raison de l’être. Maintenant monsieur t’offrira bien une place dans la britchka, n’est-il pas vrai ? – Ni, ni, ni, ni, ni, ni ! n’ose pas penser à nous quitter ! » Le grand blond était un de ces hommes dans le caractère desquels, au premier coup d’œil, on lit indépendance et obstination. On a à peine ouvert la bouche que vous les voyez déjà disposés à dire non ; il semble que jamais on ne les amènera à reconnaître pour sage ce qui est manifestement contraire à leur sentiment ; il semble que jamais ils ne traiteront un sot en homme d’esprit, et surtout que personne, jamais, ne les fera danser à sa flûte ; puis en suivant un peu de l’œil leur conduite, on ne tarde pas à voir qu’ils sont, en réalité, d’une insigne mollesse ; qu’ils cèdent le plus facilement du monde, juste sur les points où ils étaient le plus intraitables ; qu’ils acceptent pour gens d’esprit les plus grands sots, et vont danser d’assez bonne grâce à la musique de ceux qui braillent. « Absurde !… dit Nozdref répondant à quelque objection du grand blond, qu’il coiffa aussitôt de sa casquette. Ils descendirent ensemble l’étroit escalier ; à leur vue, les équipages se rapprochèrent du perron. « Et pour l’anisette, bârine ? vous n’avez pas payé, dit l’hôtesse. – Ha ! c’est bien. Écoute, beau-frère, paye, je te prie ; je n’ai pas un gros de cuivre en poche, figurez-vous. – Qu’est-ce qu’il te faut, la mère ? dit le beau-frère. – En tout quatre-vingt kopecs. – Elle radote ; donne-lui cinquante kopecks ; c’est plus qu’assez. – C’est peu, bârine, » dit la vieille, qui n’en prit pas moins la pièce avec joie ; elle n’était pas en perte, car elle avait, à bon escient, demandé le quadruple du vrai prix de son anisette. Aussi, s’élançant essoufflée, sur son perron, elle ouvrit les portes avec soin et se confondit en révérences à l’adresse du noble trio, qui ne faisait plus la moindre attention à elle. Les voyageurs prirent place : la britchka roula de front avec celle des deux beaux-frères, de sorte qu’ils pouvaient librement dialoguer chemin faisant, au risque de se mordre le bout de la langue. À leur suite roulait, mais de plus en plus distancée à chaque minute, la petite calèche de Nozdref, tirée par des rosses qui n’avaient plus que la peau sur les os. Là était Porphiri avec le mâtineau. Comme le dialogue qui avait lieu entre nos voyageurs offrirait, nous le sentons, un assez médiocre intérêt à nos lecteurs, nous aimons mieux mettre le temps à profit en leur parlant de Nozdref, à qui il est très probablement réservé de faire quelque figure dans la suite de notre poème. La personne de Nozdref est nécessairement un peu de la connaissance de tout lecteur russe : c’est un de ces hommes avec lesquels on ne peut manquer de s’être rencontré dans une maison de poste, à une foire ou chez un hobereau quelconque.