On les appelle les roués. Dès l’enfance, ils passent à l’école pour de bons camarades, et malgré cela, ils sont souvent fort rudement battus. Dans l’expression de leurs traits, il y a toujours quelque chose de droit, d’ouvert et de franc. Il est dans leur usage de brusquer la connaissance, et vous n’avez pas eu le temps de les bien envisager, que déjà ils vous disent toi. Quand ils vous donnent leur amitié, il semble bien que ça soit pour une éternité ; mais il arrive communément que le soir même, à la suite d’un joyeux souper, les deux nouveaux amis en soient déjà venus aux coups. Ils sont grands parleurs, dissipateurs, bavards, affronteurs, batailleurs… c’est une race très voyante. Tel était Nozdref à trente-cinq ans, tel il avait été à dix-huit et à vingt-quatre, grand amateur de la bamboche. Le mariage l’avait d’autant moins changé, que sa femme n’avait pas tardé à quitter la partie et à passer dans l’autre monde, lui laissant pour fiche de consolation deux petits garçons, dont au fond, il n’a nul souci, et à qui, pourtant, il ne manque pas d’attacher une bonne jeune, accorte et fraîche. Il lui était, en général, comme impossible de rester plus de vingt-quatre heures à la maison. Son nez, toujours au flair, éventait à cinquante kilomètres à la ronde, sans ouvrir le calendrier, l’endroit où il y avait une foire avec tout le cortège ordinaire de bals et de plaisirs. En un clin d’œil il était là ; à peine arrivé, il avait des querelles et il faisait esclandre autour du tapis vert : car il avait, comme tous ses pareils, la passion des cartes. Aux cartes, comme nous l’avons vu dans le premier chant, il ne jouait pas toujours loyalement, ayant une certaine adresse de main pour les tours de passe-passe, de sorte que fort souvent la partie se terminait par un autre jeu, jeu dans lequel on ne se déchaussait point pour le meurtrir à coups de pieds. Ses favoris plantureux et superbes étaient d’un attrait irrésistible en ces occasions, et parfois il regagnait les terres de son obéissance avec un seul favori, qui même était assez cruellement ravagé. Mais ses joues pleines et rebondies de santé étaient faites de si bonne chair et contenaient une telle force végétative, que de nouveaux favoris croissaient plus beaux, comme pour le rendre content et fier de la perte de ceux dont on l’avait méchamment privé dans les orages forains. Et ce qu’il y a d’étrange, ce qui même ne peut arriver en aucun autre pays qu’en Russie, venait-il, au bout de quelques temps, à se trouver avec ces mêmes connaissances, ces mêmes compagnons de jeu et d’orgie, et d’eux à lui, comme de lui à eux, l’accueil n’était ni pire, ni meilleur qu’aux précédentes rencontres. Voyez-les !… quelle apparence qu’il se soit jamais rien passé de fâcheux entre ces hommes là ! Nozdref était, sous un certain rapport, un homme historique ; on n’a pas connaissance d’une assemblée où, par ses faits et gestes, il n’ait donné lieu à quelque histoire. Là où il s’arrête pour quelques heures, il est sûr que, si l’on n’a pas de gendarmes pour l’emporter à bras-le-corps hors de la salle, ses amis sont nécessairement mis en demeure de déployer eux-mêmes la vigueur de leurs muscles et de le rouler jusque dans la rue. À défaut de pareille aventure, toujours bien lui arrivera-t-il quelqu’une de ces choses qui n’arrive qu’à lui : ou il se jettera à corps perdu au buffet et se dévouera à sécher vingt flacons avec intermittence de frénétiques éclats de rire ; ou il se lancera, en plein salon, dans la blague transcendante, voie où il ira si loin, que lui-même en aura presque conscience et scrupule. Souvent ainsi, sans but, il se surprend à faire de l’art dans le mensonge, comme simple amateur d’improvisation hasardée. Tout à coup (il ne sait pas plus que vous à quel propos) il vous racontera, par exemple, qu’il avait un cheval au pelage bleu lapis-lazuli ou rose tendre… ou quelque autre bourde de même valeur ; de sorte que ceux, qui auparavant, l’écoutaient, s’en vont en lui disant : « Allons, frère, il paraît que tu te mets à fondre les balles[40] ? » Il y a des gens qui ont la manie de faire un désagrément à la personne qui se trouve pour le moment devant eux, sans autre mobile que le plaisir qu’ils prennent à mystifier : tel, par exemple, homme de marque pourtant, doué d’un noble extérieur et plaqué d’une étoile, vous serrera la main, vous entretiendra d’objets fort graves, éveillant par là dans votre esprit un ordre de pensées des plus sérieux, et puis tout à coup, du même ton, du même air, il vous lâche une bourde grossière et vous regarde en face d’un front extrêmement calme. C’est une mystification, soit ; mais, à bien considérer la bourde mystifiante en elle-même, il vous est fort difficile d’en concilier la grossière absurdité avec ce beau visage d’homme, avec cette étoile qui décore sa poitrine, avec ce noble début de conversation propre à évoquer les grandes et profondes pensées… en sorte que vous restez là à vous perdre en conjectures ; et, n’y comprenant rien, vous haussez les épaules, c’est tout. Nozdref, lui, n’était pas constellé, mais il avait cette passion, et toutes les personnes qui l’approchaient de plus près étaient les plus exposées aux traits de ce genre. Il répandait les faux bruits les plus apocryphes qu’on pût ramasser en aucun lieu. Il avait rompu un mariage, il avait mis obstacle à une affaire de commerce considérable, et il ne se regardait nullement comme votre ennemi ; tout au contraire, si l’occasion vous le faisait rencontrer de nouveau, il se montrait plein d’affection, et disait : « Çà, il faut pourtant que tu sois une fière canaille, que tu ne viens jamais me voir chez moi. » Nozdref était divers et multiple de sa personne ; il était tout à tous et à toutes… mais par frasques, et non autrement. Dans la même minute il vous proposait d’aller où il vous plairait, de prendre part n’importe à quelle entreprise, de changer avec vous quoi que ce soit du vôtre contre quoi que ce soit du sien : fusil, chien, cheval, britchka, montre ou pipe, tout était pour lui objet d’échange ; non qu’il eût la moindre idée de gagner à ceci, c’était simplement l’effet d’une manie de fugue et de volte-face, d’une mobilité extrême de caractère, d’un érétisme d’émotions telles quelles. Si, à la foire, il lui arrivait de tomber sur un simple et de le mettre à sec, il courait aussitôt à acheter tout ce qui, avant sa victoire, lui avait frappé les yeux dans les boutiques et autour des boutiques : des harnais, des pastilles de sérail, des mouchoirs de cou pour la petite bonne, un poulain ou un poney, une caisse de raisin sec, un lavabo d’argent, une pièce de toile de Hollande, un sac de fleur de farine, une paire de pistolets à cinq coups, un baril de harengs, des tableaux, un devant de cheminée, un aiguisoir à procédé pour les couteaux, des pots, des bottes de chasse, de la faïence… et cela, pour tout l’argent gagné. Mais il arrivait rarement que ce bagage parvint à destination ; souvent dès le même soir le tout était livré à un autre joueur plus favorisé ou plus retors ; parfois avec addition de la pipe plus ou moins richement montée du perdant, et de la montre garnie de sa chaîne d’or, et d’autres fois avec tout un attelage de quatre beaux pareils, le cocher et la calèche y compris ; de sorte qu’après cette injure de la fortune, le gentilhomme en était réduit à courir, en simple petit surtout ou en arkhalouk d’étoffe boukhare, à la recherche de quelque ami qui consentit à le prendre dans son équipage : tel était Nozdref. Il est très possible que certaines personnes disent que c’est là une figure bien usée, et que, s’il y a eu des Nozdref, il n’en existe plus aujourd’hui. Hélas ! ceux qui parleront ainsi sont peut-être de fort honorables patriotes, mais je dois à la vérité de déclarer que rien n’est plus vivant, plus vivace, plus répandu que le Nozdref dont je viens d’esquisser le caractère : oui, Nozdref est partout au milieu de nous ; seulement l’enveloppe, le cafetan, diffère un peu de Nozdref à Nozdref.