Il y a dans le monde des personnes pleines d’exigence ; pour reconnaître le Nozdref de ma peinture, il faudrait qu’elles le vissent en arkhalouk, la figure ornée d’énormes favoris à clairières, et pour cadre une foire… sans quoi, à leurs yeux Nozdref n’est plus Nozdref. Changez le cadre, elles ne voient plus le tableau. Cependant les trois équipages étaient venus défiler devant le perron de Nozdref ; rien dans la maison n’était préparé à recevoir maître ni visiteurs. Au beau milieu de la salle à manger passaient en pieds de bancs échassiers, deux tréteaux surmontés de deux badigeonneurs qui reblanchissaient le plafond, la corniche et les murs, en entonnant une de ces chansons sans fin, dont la campagne seule connaît le charme secret. Nozdref fit à l’instant mettre dehors les manœuvres avec leurs tréteaux, et laver à l’écouvillon de tille le plancher de la pièce, puis il se jeta dans la chambre pour donner certains ordres. Les deux visiteurs l’entendirent commander au cuisinier un dîner en règle ; Tchitchikof commençait déjà à sentir une petite pointe d’appétit ; mais d’après le menu qui venait d’être tracé, il lui fut facile de conclure qu’on ne se mettrait pas à table avant cinq heures. Nozdref rentra, résolu de montrer à ses convives tout ce qui se trouvait dans son domaine ; et, en effet, en deux heures de temps il leur fit voir tout, ce qui s’appelle tout, superficiellement sans doute, mais inexorablement tout, et l’exercice fut rude. Ils allèrent d’abord, comme de raison, à l’écurie ; là ils virent deux juments, l’une de robe gris pommelé, l’autre alezan strié de jaune ; puis un étalon bai d’assez peu d’apparence, mais que Nozdref jurait avoir payé dix mille roubles[41]. « Tu n’as pas donné dix mille francs de cette bête-là, allons donc ! mille, peut-être, oui, dit le beau-frère. – Dieu m’est témoin que je l’ai payée dix mille. – Prends Dieu à témoin tant que tu voudras, je n’en crois rien. – Parions ! parions ! – Je ne veux pas parier. » Nozdref montra des stalles vides où il y avait eu aussi, naguère, de superbes bêtes. Ils trouvèrent sans surprise, dans ce même endroit, un vieux bouc, animal qu’une ancienne croyance fait regarder comme indispensable dans une écurie où l’on prend quelque souci du salut des chevaux. Le bouc de Nozdref exhalait des senteurs énergiques. Il vivait au mieux avec plus gros que lui ; et, en passant et repassant à plaisir sous le ventre, soit de l’étalon, soit des juments, il était évidemment chez lui et ne faisait pas autrement sensation. Ensuite Nozdref mena ses hôtes voir un louveteau qu’il tenait à la chaîne : « Voici, dit-il, un louvat ; regardez-moi ses yeux. Je le nourris de viande de boucherie toute crue et saignante, bien entendu… Oh ! moi, je veux que ce soit un fauve, un carnassier, un vrai loup ; si je le vois faire le bon chien, je lui casse la tête sur place. » Ils allèrent de là visiter l’étang où, au dire de Nozdref, on péchait des poissons d’une belle taille, que c’était peu de deux hommes pour en porter un de biais, sur une civière, jusqu’au large banc qui est sous les fenêtres de la cuisine ; ce dont, toutefois, le beau-frère douta fort, et il ne se gêna pas pour le lui dire. « Ah çà ! Tchitchikof, dit Nozdref, je vais te montrer une admirable laisse de chien : ce sont des chairs, un jarret, une oreille, un flair ! en général, mes chiens n’ont pas leurs pareils dans le district. » Et il mena ses hôtes à une très jolie petite construction entourée d’une grande cour fermée de toutes parts par une bonne palissade. À peine entrés dans l’enclos, ils virent grouiller, aboyer, hurler, bâiller, frétiller et bondir tout un peuple de chiens de tous les pelages, de toutes les formes de pattes, de museau, d’oreilles, portant les noms les plus bizarres : Strélaï, Oubrougaï, Porkaï, Séverga, Kaçatka, Dopékaï, Pripékaï, Nagrada, Pojar et vingt autres. Nozdref était là parfaitement au sein de sa famille. Tous les fidèles sujets de ce petit empire, portant la queue, qui horizontalement, qui verticalement, qui en trompette, accoururent à l’envi, comme pour souhaiter la bienvenue au trio de gentilshommes. Le plus vif enthousiasme fut surtout, comme de droit, pour le maître, qui eut pour un moment sur les bras, les épaules, le dos et la poitrine, toute une pèlerine de vingt ou vingt quatre grosses pattes amies. Obrougaï crut devoir témoigner les mêmes égards à Tchitchikof, et, parfaitement debout devant lui sur ses pattes de derrière, il lui lécha les lèvres, les narines et les gencives de sa vigoureuse langue, avec toute l’affection possible, et ne fut pas médiocrement étonné de voir l’objet de ces honneurs lui cracher aux yeux avec une ingratitude complète. Ils passèrent en revue les chiens les plus remarquables par la fermeté de leurs chairs noires. Il y avait là, en général, de fort bons chiens. Les trois seigneurs allèrent ensuite faire une visite à une chienne de Crimée devenue aveugle de vieillesse, mais qui, deux ans auparavant, était une admirable bête. Elle était, en effet, aveugle et en danger de mort. Ils allèrent de là examiner le moulin, joli moulin placé sur un cours d’eau qui tarit peu, mais il y manquait la pièce dans laquelle on affermit la meule. « Allons maintenant voir ma forge, » dit Nozdref ; et ils allèrent visiter une forge assez bien établie, seulement sur un trop grand pied pour un pareil domaine, et assez loin de la route.