La première couvre les quatre premières sections : « Ça », « Les amours jaunes », « Sérénade des sérénades » et « Raccrocs ». Les pièces qui les composent ressortissent à la poésie personnelle et au genre lyrique, soit une poésie de la première personne : c’est le Corbière parisien et bohème. La seconde partie comprend « Armor » et « Gens de mer » : poésie narrative et impersonnelle, cette fois, faite d’évocations des mœurs bretonnes et de la vie des marins. Enfin, le livre se referme sur la section intitulée « Rondels pour après », qui fait retour à la poésie personnelle du début.
La dualité Paris/Bretagne a souvent été montée en épingle par la critique. Elle a entraîné des simplifications sommaires. Nombre de commentateurs n’ont pas hésité à montrer leur préférence exclusive pour l’un des deux Corbière. D’autres ont refusé de les séparer, niant du même coup l’absence d’unité du recueil10. Un tel enfin a jugé arbitraire et indifférent jusqu’à l’ordre des sections à l’intérieur des deux parties : selon lui, on pourrait lire Les Amours jaunes en commençant n’importe où... Que penser alors de la structure du recueil ? Il serait vain d’en nier le caractère composite. Il est vrai, répétons-le, que les poèmes s’alimentent à des veines complètement différentes et font entendre des registres franchement discordants. Mais le reproche d’incohérence n’en est pas moins outré. Il est certain que l’auteur a eu une vision d’ensemble qui prend sa source dans la figure du poète, et réside dans la quête de l’identité du sujet poétique. Cette quête, on peut en repérer les jalons du début à la fin des Amours jaunes. Elle y chemine de part en part. Elle est intimement liée à l’expérience de la mort. Elle va de l’identité ruinée du mort-vivant qui ouvre le livre – c’est le sujet d’« Épitaphe » – à l’intégrité retrouvée dans la fusion cosmique des « Rondels pour après », qui terminent le recueil.
C'est dans l’énonciation qu’on en perçoit toute la portée. Tristan est hanté par la question de son identité11. Il retrouve là un topos romantique. C'est le poète au miroir. C'est Nerval :
Je suis le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé...
Et c’est Baudelaire aussi. Pensons aux pièces intitulées « Spleen » :
Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux...
Corbière leur fait écho, mais à sa manière grinçante. Les Amours jaunes présentent sur ce point une particularité insolite mais hautement significative. Ils sont ponctués par quelques autoportraits à la troisième personne. Il s’agit, pour Corbière, de ne pas adhérer à son image, comme fait le poète romantique, mais de créer entre soi et soi la plus grande distance possible. La section inaugurale des Amours jaunes contient un long poème intitulé « Épitaphe » où Tristan se définit de la sorte. Il se dépersonnalise pour se dire du dehors. Il se représente comme une individualité informe, le jouet perpétuel des vents contraires, à la fois le meilleur et le pire – enfin, un tissu de contradictions insolubles :
Il ne naquit par aucun bout,
Fut toujours poussé vent-de-bout,
Et fut un arlequin-ragoût,
Mélange adultère de tout.
Placée en tête du recueil, cette « Épitaphe » fait du livre tout entier un tombeau, c’est-à-dire une composition à la mémoire de Tristan Corbière, au sens où Mallarmé fera le « Tombeau de Charles Baudelaire » et le « Tombeau d’Edgar Poe ». Toutefois, le tombeau selon Mallarmé présente le poète « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » : identité massive et inaltérable, conquise à jamais sur la mort. Corbière, lui, se donne pour un être sans cohésion :
Trop de noms pour avoir un nom.
Autre exemple d’autoportrait à la troisième personne, le poème intitulé « Décourageux », dans la section « Raccrocs ». C'est encore une manière de ci-gît.
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