L'auteur y définit son identité poétique à titre posthume. Il y épelle longuement ce qu’on peut appeler son antipoésie (ce que lui-même appellera ailleurs son déchant), c’est-à-dire son refus des canons académiques. En voici le début :
Ce fut un vrai poète : il n’avait pas de chant.
Mort, il aimait le jour et dédaigna de geindre...
La conscience de la mort dans la vie accompagne la voix de Corbière en basse continue et la rend comme étrangère à elle-même. À la question « qui suis-je ? », qui résonne bien des fois dans son livre, Corbière répond en se donnant une apparence d’extériorité, comme s’il s’agissait d’un autre. C'est cette posture d’élocution qui fonde Les Amours jaunes dans ce qu’ils ont de fulgurant : une poésie qui ne se fonde plus sur la stabilité d’une identité personnelle. Ainsi le sujet de « Paria » est-il dépossédé de sa parole : elle lui revient en écho, comme relancée par une voix indéfinie. Quand la pensée réduit à néant ce qu’elle touche, la poésie aussi est mise en question :
Ma pensée est un souffle aride :
C'est l’air. L'air est à moi partout.
Et ma parole est l’écho vide
Qui ne dit rien – et c’est tout.
Or, tout à la fin des Amours jaunes, ne voilà-t-il pas que le poète s’accorde le privilège de célébrer ses propres funérailles, et de se commémorer... Ce sont les « Rondels pour après ». Là, Corbière crée un monde surréel dont la douceur contraste avec les détresses qui ont précédé. L'après-décès et funérailles, ce sera désormais l’amour atteint par-delà la mort, la poésie devenue réalité, la vérité enfin possédée. Le moi se délie dans l’univers, il entre en conformité amoureuse avec lui. L'arlequin-ragoût d’« Épitaphe » se nomme à présent chevaucheur de rayons, ferreur de cigales, peigneur de comètes... Et la division intestine a fait place au dialogue. Voici enfin Tristan à tu et à toi avec lui-même :
Va vite, léger peigneur de comètes !
Les herbes au vent seront tes cheveux...
En conclusion, il apparaît que la double question de l’identité et de la mort creuse dans le recueil un sillon qui l’unifie en profondeur. De l'« Épitaphe » inaugurale aux « Rondels pour après », c’est elle qui ouvre le livre et le referme. Il s’agit là indéniablement d’une structure délibérée.
Corbière et ses modèles : le père romancier.
Nous avons dit que le recueil se compose de deux mouvements fortement contrastés. C'est, d’un côté, le monde du solitaire livré à la mascarade sociale et amoureuse et, de l’autre, la vraie vie, celle d’une collectivité anonyme où résonne la voix d’un pays et d’un peuple. Il importe beaucoup d’accorder aux deux parties un poids égal et de faire droit aux personnalités variées de l’auteur. En tant que Breton et poète de la mer, Corbière est parmi les plus grands. C'est aussi en tant que fils d’un romancier maritime de renom qu’il a voulu s’affirmer. Qui plus est, l’univers romanesque du père a marqué en profondeur l’imaginaire du fils. Il faut donc s’y attarder un moment.
À la naissance de Tristan, son père était un bourgeois rangé ; comblé d’honneurs et de moyens, il avait pignon sur rue à Morlaix, où il était conseiller municipal et président de la chambre de commerce. Toutefois, il n’en avait pas toujours été ainsi. Dans sa jeunesse, sous l’Empire, Édouard Corbière avait été aspirant de marine. Fait prisonnier par les Anglais, il avait passé quinze mois dans les prisons anglaises. À la Restauration, il s’était fait journaliste et avait mené le combat des idées libérales, attaquant le gouvernement et le clergé. Il avait alors tâté de la prison française. Ensuite, il s’était engagé dans la marine marchande. Pendant six ans, de 1823 à 1829, il avait fait la navette entre les Antilles et Le Havre.
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