Il avait coudoyé, à la Martinique, tout un monde hirsute et inquiétant : négriers et esclaves, forbans de tous crins, planteurs, créoles et mulâtres, et tous ceux, venus de France et d’ailleurs, qui entendaient faire fortune à n’importe quel prix. Lui-même avait-il pratiqué la traite des Noirs ? C'est vraisemblable, si l’on en croit le témoignage d’un de ses contemporains qui l’a bien connu12. Ayant ensuite mis sac à terre, il était redevenu journaliste, puis homme d’affaires. Surtout, il avait tiré de ses aventures une bonne douzaine de récits maritimes qui avaient fait de lui un des fondateurs du genre13. Ses premiers romans, Le Négrier et Les Pilotes de l’Iroise, parus en 1832, avaient eu un beau succès, le premier surtout, qu’on rééditait encore du vivant de Tristan.
Il se trouve qu’on découvre, dans ces récits, une projection mythique de la figure du marin dont l’image de marque ressurgit avec force dans Les Amours jaunes. C'est là que le fils poète a rencontré le type du marginal qu’il exalte dans les meilleurs morceaux de la section « Gens de mer », à savoir « Matelots », « Le Bossu Bitor », « Le Renégat » et « La Fin ». Marginalité délibérée, et autant morale que sociale. Corsaires, pirates ou négriers, les marins d’Édouard Corbière vivent en marge des lois. Tout se passe comme si le tribunal des hommes n’avait pas compétence pour les juger. Leur différence est essentielle et radicale. Ils ignorent le système des valeurs qui fondent la sanction. Ils sont hors norme. Ils sont en deçà du bien et du mal. Ils n’ont d’autre fin que la liberté totale : celle qui ne vise rien, qui ne produit rien, mais se borne à dire non. Leur formule, c’est le gaspillage : gaspillage de la vie, gaspillage de l’or qu’ils ont arraché au prix du sang. Seuls parmi les humains, ils savent aller au bout d’eux-mêmes. L'auteur du Négrier a des pages superbes pour les opposer aux demi-portions que sont les terriens. Éternels frontaliers de l’outrage et de la catastrophe, ils sont pour lui l’homme tout entier : « Quelle race d’hommes que les corsaires ! Quelle étrange exception ils présentent au milieu du genre humain !... Délices de l’amour, jouissances plus vives de l’ambition satisfaite, hasards inattendus de la fortune, vous n’êtes rien pour celui qui a épuisé sur mer cette vie, que toute la puissance des efforts humains dispute sans cesse aux plus grands dangers qu’un être puisse courir et aux plus terribles impressions qu’une âme puisse éprouver. Ce n’est que dans les vicissitudes attachées à la carrière du marin que l’homme peut se faire une idée de tout ce qu’il est susceptible de sentir. À terre, la plupart des gens meurent sans avoir pu mettre à l’épreuve toute la sensibilité de leur organisation et sans avoir senti frémir les dernières fibres de leur corps. Mais à la mer... Ce n’est que là que l’homme est tout l'homme. »
Être tout l’homme, c’est faire face à la mort, accepter de disparaître dans le grand tout de la mer pour faire corps avec elle. C'est aussi affronter la vie sous tous ses aspects, se montrer disponible aux formes extrêmes de l’être. C'est ce qu’illustre, dans Les Pilotes de l’Iroise, le personnage du renégat. Le protagoniste de ce roman a dilapidé sa fortune dans la débauche et s’est enrôlé à bord d’un navire anglais ; il sert chez l’ennemi de la France. Le voilà renégat : autant dire, dans ce monde-là, le rebut du genre humain, l’opprobre absolu. Mais cet individu énigmatique est mené par le refus de soi et est prêt à tous les avilissements. L'étonnant, c’est qu’en fin de compte, la dégradation devra lui permettre « de redevenir tout à fait homme... ». Ce sont ses propres paroles.
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