Je viendrais, puisqu’il n’y aurait pas moyen de faire autrement ; mais je te parie que l’individu serait écrabouillé avant d’entrer dans son palais.
– Il n’y a pas moyen de raisonner avec toi, Huck ; tu as la tête trop dure.
Je pensai à tout cela pendant deux ou trois jours ; puis je me décidai à en avoir le cœur net. Après m’être procuré une vieille lampe d’étain et un anneau de fer, je les frottai jusqu’à me casser presque les bras. Mon idée était de bâtir un beau palais que j’aurais donné à la veuve, à la condition qu’elle renoncerait à me civiliser. Cela ne me servit à rien. Aucun génie ne se montra. Je restai persuadé que Tom croyait aux Arabes et aux éléphants, mais que sa caravane était bien une école du dimanche.
À la suite de cette mémorable aventure, la plupart des voleurs de grand chemin, honteux d’avoir été dispersés par une vieille dame armée d’un simple parapluie, donnèrent leur démission, et, en dépit des remontrances du capitaine, je suivis leur exemple.
III
Le père de Huck.
Deux ou trois mois s’écoulèrent. Dès la rentrée des classes, on m’avait envoyé à l’école et peu à peu je m’y étais habitué. Par degrés aussi, je m’accoutumais aux façons de la veuve. L’hiver, d’ailleurs, il me paraissait moins dur de vivre dans une maison et de coucher dans un lit.
Un matin – j’ai de bonnes raisons pour me rappeler ce matin-là – je fus encore assez malencontreux pour répandre sur la nappe tout le contenu de la salière. Je me dépêchai d’avancer la main afin de lancer une pincée de sel par-dessus mon épaule gauche. Miss Watson ne m’en laissa pas le temps ; elle ramassa le tout avec son couteau et me traita de maladroit. Lorsque je sortis après déjeuner, je me sentais donc fort inquiet, car je me demandais ce qui allait m’arriver de fâcheux.
Je descendis jusqu’au bout du jardin, qui s’étendait derrière la maison, et je sortis par la petite porte de service. Une légère couche de neige, tombée le matin même, couvrait le sol et je vis des traces de pas. Quelqu’un était monté par un sentier aboutissant à une carrière abandonnée. On s’était arrêté devant la porte, puis on avait longé la clôture. Pourquoi donc n’était-on pas entré ? Tom ne prenait jamais ce chemin-là, sans quoi je me serais figuré qu’il était venu en cachette me rappeler que, depuis longtemps, nous n’avions pas fait l’école buissonnière. Mais non ; son pied n’aurait pas laissé des empreintes aussi longues. Au lieu de suivre la piste, je me baissai pour l’examiner. La neige reproduisait très nettement la marque d’une croix tracée sous le talon gauche du promeneur à l’aide de gros clous. Cela me suffit. Je savais fort bien qui dessinait ainsi une croix sur sa chaussure.
En un clin d’œil, je me redressai et je descendis la colline au pas de course. Je ne m’arrêtai qu’en arrivant chez M. Thatcher, qui se tenait dans son bureau, où l’on me fit entrer.
– Tu viens à propos, Huck, me dit-il en riant. Te voilà tout essoufflé. Est-ce que tu as couru si vite parce que j’ai de l’argent à te remettre ?
– Comment ! de l’argent à me remettre ?
– Oui. J’ai touché hier le premier semestre de tes intérêts, plus de cent cinquante dollars. Seulement, il est convenu avec la veuve que nous placerons ces fonds avec le reste.
– Oui, oui, j’ai bien assez de ce qu’elle me donne. Gardez-les, et les six mille dollars aussi, comme s’ils étaient à vous.
M. Thatcher parut surpris.
– Hum ! dit-il ; il y a une anguille sous roche. Voyons, mon garçon, explique-toi.
– Ne me demandez pas d’explication, s’il vous plaît.
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