Vous garderez tout, n’est-ce pas ?
– Sais-tu que tes airs mystérieux m’intriguent ? Tu me caches quelque chose.
– Je tiens à ce que vous gardiez l’argent, voilà tout, répliquai-je. Est-ce que je n’ai pas le droit de vous le donner ? Je suis venu exprès pour cela. Ne m’en demandez pas davantage.
– Oh ! oh ! dit-il après m’avoir regardé un instant, je crois deviner, et je vais tâcher de te tirer d’embarras... Non, tu n’as pas le droit de me donner ton bien à titre gratuit ; mais la loi te permet de me le vendre.
Il griffonna une ligne ou deux sur une feuille de papier, qu’il me fit signer, et, après m’avoir lu ce qu’il venait d’écrire, il ajouta :
– Vois-tu, c’est là un acte de vente. Un simple don ne serait pas valable. Voilà un dollar qui représente le prix d’achat. Mets-le dans ta poche. Maintenant, tu peux affirmer que tu as cédé les sommes placées en ton nom, que tu as reçu un équivalent en échange et que tu ne possèdes plus rien. Un homme de loi te répondrait que tu n’es pas majeur et que ta signature n’a aucune valeur ; mais tu n’as pas affaire à un homme de loi, hein ? Cela te suffira pour le moment, je pense ? Si quelqu’un cherche à mettre la main sur tes fonds, tu me l’enverras et nous verrons.
– Merci, monsieur Thatcher ; vous m’enlevez une grosse épine du pied. J’ai eu raison de m’adresser à vous.
– Eh bien, puisque tu as confiance en moi, pourquoi ces cachotteries ? Ton père est de retour ?
– Je n’en suis pas sûr ; mais il plante toujours des clous dans le talon de sa botte gauche, de façon à former une croix pour tenir le diable à distance, et j’ai vu sa marque sur la neige.
– Bah ! ton père n’est certes pas le seul citoyen de Saint-Pétersbourg dont la botte gauche porte un ornement pareil. C’est égal, Huck, nous finirons par te civiliser. Tu es un malin.
Il était plus malin que moi, car il avait tout compris dès le premier mot. Cependant, pour peu qu’il eût continué son interrogatoire, je serais resté fort embarrassé. Je craignais mon père, dont je n’avais jamais eu à me louer, et, d’un autre côté, l’idée de travailler du matin au soir, comme les gens civilisés dont on me citait sans cesse l’exemple, ne me souriait guère. Bref, j’étais fort tracassé. La veuve, qui me trouva en train de broyer du noir, me fit causer, et elle crut me rassurer en me disant :
– Ne t’inquiète pas. Je ne t’abandonnerai pas, lors même que M. Thatcher garderait pour lui tes six mille dollars.
– Il ne les gardera pas pour lui, répliquai-je ; ce serait trop de chance. On ne me laissera jamais tranquille. J’avais raison de ne pas vouloir être riche.
– Tu changeras d’avis un de ces jours, me dit la veuve en riant.
– En tout cas, mon père ne gagnerait rien à devenir riche, et j’aimerais mieux donner l’argent à un autre – à M. Thatcher ou à vous, par exemple.
– Comment ! tu ne veux pas que ton père profite de la fortune que tu dois au hasard ?
– Non. Avec de l’argent plein les poches, il ne travaillerait plus du tout, et alors...
– Ah ! c’est vrai, mon pauvre Huck, j’oubliais. Sans lui, tu ne serais pas le petit sauvage que nous avons tant de peine à apprivoiser. Enfin, il faut espérer que M. Thatcher a raison et que tu en seras quitte pour la peur.
Moi, je savais mieux qu’elle que M. Thatcher se trompait. Ce n’est pas pour rien qu’on renverse une salière. Lorsque je montai ce soir-là dans ma chambre, j’y trouvai mon père. Je m’étais retourné en entrant afin de fermer la porte, et à peine me fus-je retourné de nouveau, que je l’aperçus. Je ne m’attendais pas à le rencontrer si tôt et je me sentis d’abord effrayé.
Il avait près de cinquante ans et on les lui aurait donnés.
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