Voici :
En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand
théâtre d’Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l’Opéra.
C’est l’éternel et insipide bal masqué de province. Peu de monde
dans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, vierges
folles suivant l’armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, et
cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, mais
gardent de leur temps de vertu un vague parfum d’ail et de sauces
safranées. Le vrai coup d’œil n’est pas là. Il est au foyer,
transformé pour la circonstance en salon de jeu… Une foule
fiévreuse et bariolée s’y bouscule, autour des longs tapis
verts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt,
des Maures marchands de la ville haute, des mères, des Maltais, des
colons de l’intérieur qui ont fait quarante lieues pour venir
hasarder sur un as l’argent d’une charrue ou d’un couple de bœufs…
tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regard
singulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force de
fixer toujours la même carte.
Plus loin, ce sont des tribus de juifs
algériens, jouant en famille. Les hommes ont le costume oriental
hideusement agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours. Les
femmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leurs
étroits plastrons d’or… Groupée autour des tables, toute la tribu
piaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De temps
en temps seulement, après de longs conciliabules, un vieux
patriarche à barbe de Père éternel se détache et va risquer le
douro familial… C’est alors, tant que la partie dure, un
scintillement d’yeux hébraïques tournés vers la table, terribles
yeux d’aimant noir qui font frétiller les pièces d’or sur le tapis
et finissent par les attirer tout doucement comme par un fil…
Puis des querelles, des batailles, des jurons
de tous les pays, des cris fous dans toutes les langues, des
couteaux qu’on dégaine, la garde qui monte, de l’argent qui
manque !…
C’est au milieu de ces saturnales que le grand
Tartarin était venu s’égarer un soir pour chercher l’oubli et la
paix du cœur.
Le héros s’en allait seul, dans la foule,
pensant à sa Mauresque, quand parmi les cris, tout à coup, à une
table de jeu, par-dessus le bruit de l’or, deux voix irritées
s’élevèrent :
– Je vous dis qu’il me manque vingt francs,
M’sieu !…
– M’sieu !…
– Après ?… M’sieu !…
– Apprenez à qui vous parlez,
M’sieu !
– Je ne demande pas mieux, M’sieu !
– Je suis le prince Grégory du Monténégro,
M’sieu !…
À ce nom Tartarin, tout ému, fendit la foule
et vint se placer au premier rang, joyeux et fier de retrouver son
prince, ce prince monténégrin si poli dont il avait ébauché la
connaissance à bord du paquebot…
Malheureusement, ce titre d’altesse, qui avait
tant ébloui le bon Tarasconnais, ne produisit pas la moindre
impression sur l’officier de chasseurs avec qui le prince avait son
algarade.
– Me voilà bien avancé… fit le militaire en
ricanant ; puis se tournant vers la galerie : Grégory du
Monténégro… qui connaît ça ?… Personne !
Tartarin indigné fit un pas en avant.
– Pardon… je connais le
préïnce ! dit-il d’une voix très ferme, et de son
plus bel accent tarasconnais.
L’officier de chasseurs le regarda un moment
bien en face, puis levant les épaules :
– « Allons ! c’est bon…
Partagez-vous les vingt francs qui manquent et qu’il n’en soit plus
question. » Là-dessus il tourna le dos et se perdit dans la
foule.
Le fougueux Tartarin voulait s’élancer
derrière lui, mais le prince l’en empêcha :
– Laissez… j’en fais mon affaire.
Et, prenant le Tarasconnais par le bras, il
l’entraîna dehors rapidement.
Dès qu’ils furent sur la place, le prince
Grégory du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre héros,
et, se rappelant vaguement son nom, commença d’une voix
vibrante :
– Monsieur Barbarin…
– Tartarin ! souffla l’autre
timidement.
– Tartarin, Barbarin, n’importe ! Entre
nous, maintenant, c’est à la vie, à la mort !
Et le noble Monténégrin lui secoua la main
avec une farouche énergie… Vous pensez si le Tarasconnais était
fier.
– Préïnce !
Préïnce !…répétait-il avec ivresse.
Un quart d’heure après, ces deux messieurs
étaient installés au restaurant des Platanes, agréable maison de
nuit dont les terrasses plongent sur la mer, et là, devant une
forte salade russe arrosée d’un joli vin de Crescia, on renoua
connaissance. Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ce
prince monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petit
fer, rasé à la pierre ponce, constellé d’ordres bizarres, il avait
l’œil futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui lui
donnait un faux air de Mazarin sans moustaches ; très ferré
d’ailleurs sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite,
Horace et les Commentaires.
De vieille race héréditaire, ses frères
l’avaient, paraît-il, exilé dès l’âge de dix ans, à cause de ses
opinions libérales, et depuis il courait le monde pour son
instruction et son plaisir, en Altesse philosophe… Coïncidence
singulière ! Le prince avait passé trois ans à Tarascon, et
comme Tartarin s’étonnait de ne l’avoir jamais rencontré au cercle
ou sur l’esplanade : « Je sortais peu… » fit
l’Altesse d’un ton évasif. Et le Tarasconnais, par discrétion,
n’osa pas en demander davantage. Toutes ces grandes existences ont
des côtés si mystérieux !…
En fin de compte, un très bon prince, ce
seigneur Grégory. Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, il
écouta patiemment Tartarin lui parler de sa Mauresque et même il se
fit fort, connaissant toutes ces dames, de la retrouver
promptement.
On but sec et longtemps. On trinqua « aux
dames d’Alger ! au Monténégro libre !… »
Dehors, sous la terrasse, la mer roulait et
les vagues, dans l’ombre, battaient la rive avec un bruit de draps
mouillés qu’on secoue. L’air était chaud, le ciel plein
d’étoiles.
Dans les platanes, un rossignol chantait…
Ce fut Tartarin qui paya la note.
X – Dis-moi le nom de ton père, et je te
dirai le nom de cette fleur
Parlez-moi des princes monténégrins pour lever
lestement la caille.
Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dès
le petit jour, le prince Grégory était dans la chambre du
Tarasconnais.
– Vite, vite, habillez-vous… Votre Mauresque
est retrouvée… Elle s’appelle Baïa… Vingt ans, jolie comme un cœur,
et déjà veuve…
– Veuve !… quelle chance ! fit
joyeusement le brave Tartarin, qui se méfiait des maris
d’Orient.
– Oui, mais très surveillée par son frère.
– Ah ! diantre !…
– Un Maure farouche qui vend des pipes au
bazar d’Orléans…
Ici un silence.
– Bon ! reprit le prince, vous n’êtes pas
homme à vous effrayer pour si peu ; et puis on viendra
peut-être à bout de ce forban en lui achetant quelques pipes…
Allons vite, habillez-vous… heureux coquin !
Pâle, ému, le cœur plein d’amour, le
Tarasconnais sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste
caleçon de flanelle :
– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
– Écrire à la dame tout simplement, et lui
demander un rendez-vous !
– Elle sait donc le français ?… fit d’un
air désappointé le naïf Tartarin qui rêvait d’Orient sans
mélange.
– Elle n’en sait pas un mot, répondit le
prince imperturbablement… mais vous allez me dicter la lettre, et
je traduirai à mesure.
– Ô prince, que de bontés !
Et le Tarasconnais se mit à marcher à grands
pas dans la chambre, silencieux et se recueillant.
Vous pensez qu’on n’écrit pas à une Mauresque
d’Alger comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement que
notre héros avait par devers lui ses nombreuses lectures qui lui
permirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens de
Gustave Aimard avec le Voyage en Orient de Lamartine, et
quelques lointaines réminiscences du Cantique des
cantiques, de composer la lettre la plus orientale qu’il se
pût voir. Cela commençait par :
« Comme l’autruche dans les
sables… »
Et finissait par :
« Dis-moi le nom de ton père, et je
te dirai le nom de cette fleur… »
À cet envoi, le romanesque Tartarin aurait
bien voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques, à la mode
orientale ; mais le prince Grégory pensa qu’il valait mieux
acheter quelques pipes chez le frère, ce qui ne manquerait pas
d’adoucir l’humeur sauvage du monsieur et ferait certainement très
grand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
– Allons vite acheter des pipes ! fit
Tartarin plein d’ardeur.
– Non !… non !… Laissez-moi y aller
seul. Je les aurai à meilleur compte…
– « Comment ! vous voulez… Ô prince…
prince… »
Et le brave homme, tout confus, tendit sa
bourse à l’obligeant Monténégrin, en lui recommandant de ne rien
négliger pour que la dame fût contente.
Malheureusement l’affaire – quoique bien
lancée – ne marcha pas aussi vite qu’on aurait pu l’espérer.
Très touchée, paraît-il, de l’éloquence de
Tartarin et du reste aux trois quarts séduite par avance, la
Mauresque n’aurait pas mieux demandé que de le recevoir ; mais
le frère avait des scrupules, et, pour les endormir, il fallut
acheter des douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes…
« Qu’est-ce que diable Baïa peut faire de
toutes ces pipes ? » se demandait parfois le pauvre
Tartarin ; – mais il paya quand même et sans lésiner.
Enfin, après avoir acheté des montagnes de
pipes et répandu des flots de poésie orientale, on obtint un
rendez-vous.
Je n’ai pas besoin de vous dire avec quels
battements de cœur le Tarasconnais s’y prépara, avec quel soin ému
il tailla, lustra, parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes,
sans oublier – car il faut tout prévoir – de glisser dans sa poche
un casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.
Le prince, toujours obligeant, vint à ce
premier rendez-vous en qualité d’interprète. La dame habitait dans
le haut de la ville. Devant sa porte, un jeune Maure de treize à
quatorze ans fumait des cigarettes. C’était le fameux Ali, le frère
en question. En voyant arriver les deux visiteurs, il frappa deux
coups à la poterne et se retira discrètement.
La porte s’ouvrit. Une négresse parut qui,
sans dire un seul mot, conduisit ces messieurs à travers l’étroite
cour intérieure dans une petite chambre fraîche où la dame
attendait, accoudée sur un lit bas… Au premier abord, elle parut au
Tarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque de
l’omnibus… Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon ne
fit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.
La dame était si jolie ainsi avec ses pieds
nus, ses doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine, et
sous son corselet de drap doré, sous les ramages de sa robe à
fleurs laissant deviner une aimable personne un peu boulotte,
friande à point, et ronde de partout… Le tuyau d’ambre d’un
narghilé fumait à ses lèvres et l’enveloppait toute d’une gloire de
fumée blonde.
En entrant, le Tarasconnais posa une main sur
son cœur, et s’inclina le plus mauresquement possible, en
roulant de gros yeux passionnés… Baïa le regarda un moment sans
rien dire ; puis, lâchant son tuyau d’ambre, se renversa en
arrière, cacha sa tête dans ses mains, et l’on ne vit plus que son
cou blanc qu’un fou rire faisait danser comme un sac rempli de
perles.
XI – Sidi Tart’ri ben Tart’ri
Si vous entriez, un soir, à la veillée, chez
les cafetiers algériens de la ville haute, vous entendriez encore
aujourd’hui les Maures causer entre eux, avec des clignements
d’yeux et de petits rires, d’un certain Sidi Tart’ri ben Tart’ri,
Européen aimable et riche qui – voici quelques années déjà – vivait
dans les hauts quartiers avec une petite dame du cru appelée
Baïa.
Le Sidi Tart’ri en question qui a laissé de si
gais souvenirs autour de la Casbah n’est autre, on le devine, que
notre Tartarin…
Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a comme
cela, dans la vie des saints et des héros, des heures
d’aveuglement, de trouble, de défaillance. L’illustre Tarasconnais
n’en fut pas plus exempt qu’un autre, et c’est pourquoi – deux mois
durant – oublieux des lions et de la gloire, il se grisa d’amour
oriental et s’endormit, comme Annibal à Capoue, dans les délices
d’Alger-la-Blanche.
Le brave homme avait loué au cœur de la ville
arabe une jolie maisonnette indigène avec cour intérieure,
bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il vivait là loin de
tout bruit en compagnie de sa Mauresque, Maure lui-même de la tête
aux pieds, soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeant
des confitures au musc.
Étendue sur un divan en face de lui, Baïa… la
guitare au poing, nasillait des airs monotones, ou bien pour
distraire son seigneur elle mimait la danse du ventre, en tenant à
la main un petit miroir dans lequel elle mirait ses dents blanches
et se faisait des mines.
Comme la dame ne savait pas un mot de français
ni Tartarin un mot d’arabe, la conversation languissait
quelquefois, et le bavard Tarasconnais avait tout le temps de faire
pénitence pour les intempérances de langage dont il s’était rendu
coupable à la pharmacie Bézuquet ou chez l’armurier Costecalde.
Mais cette pénitence même ne manquait pas de
charme, et c’était comme un spleen voluptueux qu’il éprouvait à
rester là tout le jour sans parler, en écoutant le glouglou du
narghilé, le frôlement de la guitare et le bruit léger de la
fontaine dans les mosaïques de la cour.
Le narghilé, le bain, l’amour remplissaient
toute sa vie. On sortait peu. Quelquefois Sidi Tart’ri, sa dame en
croupe, s’en allait sur une brave mule manger des grenades à un
petit jardin qu’il avait acheté aux environs… Mais jamais, au grand
jamais, il ne descendait dans la ville européenne. Avec ses zouaves
en ribote, ses alcazars bourrés d’officiers, et son éternel bruit
de sabres traînant sous les arcades, cet Alger-là lui semblait
insupportable et laid comme un corps de garde d’Occident.
En somme, le Tarasconnais était très heureux.
Tartarin-Sancho surtout, très friand de pâtisseries turques, se
déclarait on ne peut plus satisfait de sa nouvelle existence…
Tartarin-Quichotte, lui, avait bien par-ci par-là quelques remords,
en pensant à Tarascon et aux peaux promises… Mais cela ne durait
pas, et pour chasser ses tristes idées il suffisait d’un regard de
Baïa ou d’une cuillerée de ces diaboliques confitures odorantes et
troublantes comme les breuvages de Circé.
Le soir, le prince Grégory venait parler un
peu du Monténégro libre… D’une complaisance infatigable, cet
aimable seigneur remplissait dans la maison les fonctions
d’interprète, au besoin même celles d’intendant, et tout cela pour
rien, pour le plaisir… À part lui, Tartarin ne recevait que des
Teurs. Tous ces forbans à têtes farouches, qui naguère lui
faisaient tant de peur du fond de leurs noires échoppes, se
trouvèrent être, une fois qu’il les connut, de bons commerçants
inoffensifs, des brodeurs, des marchands d’épices, des tourneurs de
tuyaux de pipes, tous gens bien élevés, humbles, finauds, discrets
et de première force à la bouillotte. Quatre ou cinq fois par
semaine, ces messieurs venaient passer la soirée chez Sidi Tart’ri,
lui gagnaient son argent, lui mangeaient ses confitures, et sur le
coup de dix heures se retiraient discrètement en remerciant le
Prophète.
Derrière eux, Sidi Tart’ri et sa fidèle épouse
finissaient la soirée sur la terrasse, une grande terrasse blanche
qui faisait toit à la maison et dominait la ville. Tout autour, un
millier d’autres terrasses blanches aussi, tranquilles sous le
clair de lune, descendaient en s’échelonnant jusqu’à la mer.
1 comment