Des
fredons de guitare arrivaient, portés par la brise.
… Soudain, comme un bouquet d’étoiles, une
grande mélodie claire s’égrenait doucement dans le ciel, et, sur le
minaret de la mosquée voisine, un beau muezzin apparaissait,
découpant son ombre blanche dans le bleu profond de la nuit, et
chantant la gloire d’Allah avec une voix merveilleuse qui
remplissait l’horizon.
Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et ses
grands yeux tournés vers le muezzin semblaient boire la prière avec
délices. Tant que le chant durait, elle restait là, frissonnante,
extasiée, comme une sainte Thérèse d’Orient… Tartarin, tout ému, la
regardait prier et pensait en lui-même que c’était une forte et
belle religion, celle qui pouvait causer des ivresses de foi
pareilles.
Tarascon, voile-toi la face ! ton
Tartarin songeait à se faire renégat.
XII – On nous écrit de Tarascon
Par une belle après-midi de ciel bleu et de
brise tiède, Sidi Tart’ri à califourchon sur sa mule revenait tout
seul et de son petit clos… Les jambes écartées par de larges
coussins en sparterie que gonflaient les cédrats et les pastèques,
bercé au bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corps
le balin-balan de la tête, le brave homme s’en allait
ainsi dans un paysage adorable, les deux mains croisées sur son
ventre, aux trois quarts assoupi par le bien-être et la
chaleur.
Tout à coup, en entrant dans la ville, un
appel formidable le réveilla.
– Hé ! monstre de sort ! on dirait
monsieur Tartarin.
À ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusement
méridional, le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas de
lui la brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine du
Zouave, qui prenait l’absinthe en fumant sa pipe sur la
porte d’un petit café.
– Hé ! adieu Barbassou, fit Tartarin en
arrêtant sa mule.
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda
un moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à rire, à
rire tellement, que Sidi Tart’ri en resta tout interloqué, le
derrière sur ses pastèques.
– Qué turban, mon pauvre monsieur
Tartarin !… C’est donc vrai ce qu’on dit, que vous vous êtes
fait Teur ?… Et la petite Baïa, est-ce qu’elle
chante toujours Marco la Belle ?
– Marco la Belle ! fit Tartarin
indigné… Apprenez, capitaine, que la personne dont vous parlez est
une honnête fille maure, et qu’elle ne sait pas un mot de
français.
– Baïa, pas un mot de français ?… D’où
sortez-vous donc ?…
Et le brave capitaine se remit à rire plus
fort.
Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart’ri qui
s’allongeait, il se ravisa.
– Au fait, ce n’est peut-être pas la même…
Mettons que j’ai confondu… Seulement, voyez-vous, monsieur
Tartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier des
Mauresques algériennes et des princes du Monténégro !…
Tartarin se dressa sur ses étriers en faisant
sa moue.
– Le prince est mon ami, capitaine.
– Bon ! bon ! ne nous fâchons pas…
Vous ne prenez pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire au
pays ?… Non plus… Eh bien ! alors, bon voyage… À propos,
collègue, j’ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez
emporter quelques pipes… Prenez donc ! prenez donc ! ça
vous fera du bien… Ce sont vos sacrés tabacs d’Orient qui vous
barbouillent les idées.
Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe
et Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa
maisonnette… Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire,
les insinuations de Barbassou l’avaient attristé, puis ces jurons
du cru, l’accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues
remords.
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au
bain… La négresse lui parut laide, la maison triste… En proie à une
indéfinissable mélancolie, il vint s’asseoir près de la fontaine et
bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était
enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant,
le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.
On nous écrit de Tarascon :
« La ville est dans les transes.
Tartarin, le tueur de lions, parti pour chasser les grands félins
en Afrique, n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois…
Qu’est devenu notre héroïque compatriote ?… On ose à peine se
le demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cette
audace, ce besoin d’aventures… A-t-il été comme tant d’autres
englouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dent
meurtrière d’un de ces monstres de l’Atlas dont il avait promis les
peaux à la municipalité ?… Terrible incertitude !
Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire,
prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le
signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers
Tombouctou… Dieu nous garde notre Tartarin ! »
Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit,
pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, les
chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et,
planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache du
brave commandant Bravida.
Alors, de se voir là, comme il était,
lâchement accroupi sur sa natte, tandis qu’on le croyait en train
de massacrer des fauves, Tartarin de Tarascon eut honte de lui-même
et pleura.
Tout à coup le héros bondit :
« Au lion ! au
lion ! »
Et s’élançant dans le réduit poudreux où
dormaient la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caisse
d’armes, il les traîna au milieu de la cour.
Tartarin-Sancho venait d’expirer ; il ne
restait plus que Tartarin-Quichotte.
Le temps d’inspecter son matériel, de s’armer,
de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d’écrire deux
mots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous
l’enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, et
l’intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route de
Blidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le
narghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane de
Sidi Tart’ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles
blancs de la galerie…
Partie 3
Chez les lions
I – Les Diligences déportées
C’était une vieille diligence d’autrefois,
capitonnée à l’ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec ces
énormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route,
finissent par vous faire des moxas dans le dos… Tartarin de
Tarascon avait un coin de la rotonde ; il s’y installa de son
mieux, et en attendant de respirer les émanations musquées des
grands félins d’Afrique, le héros dut se contenter de cette bonne
vieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs,
hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.
Il y avait de tout un peu dans cette rotonde.
Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient
leur corps – le 3ème hussards – un photographe
d’Orléansville… Mais, si charmante et variée que fut la compagnie,
le Tarasconnais n’était pas en train de causer et resta là tout
pensif, le bras passé dans la brassière, avec ses carabines entre
ses genoux… Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, la
terrible chasse qu’il allait entreprendre, tout cela lui troublait
la cervelle, sans compter qu’avec son bon air patriarcal cette
diligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait
vaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue,
de petits dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs…
Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma
ses lanternes… La diligence rouillée sautait en criant sur ses
vieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelots
tintaient… De temps en temps, là-haut, sous la bâche de
l’impériale, un terrible bruit de ferraille… C’était le matériel de
guerre.
Tartarin de Tarascon, aux trois quarts
assoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquement
secoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombres
falotes, puis ses yeux s’obscurcirent, sa pensée se voila, et il
n’entendit plus que très vaguement geindre l’essieu des roues, et
les flancs de la diligence qui se plaignaient…
Subitement, une voix, une voix de vieille fée,
enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par son
nom :
– Monsieur Tartarin ! monsieur
Tartarin !
– Qui m’appelle ?
– C’est moi, monsieur Tartarin ; vous ne
me reconnaissez pas ?… Je suis la vieille diligence qui
faisait – il y a vingt ans – le service de Tarascon à Nîmes… Que de
fois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasser
les casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde !… Je ne
vous ai pas remis d’abord, à cause de votre bonnet de Teur
et du corps que vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtes
mis à rouler, coquin de bon sort ! je vous ai reconnu tout de
suite.
– C’est bon ! c’est bon ! fit le
Tarasconnais un peu vexé.
Puis, se radoucissant :
– Mais enfin, ma pauvre vieille, qu’est-ce que
vous êtes venue faire ici ?
– Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n’y
suis pas venue de mon plein gré, je vous assure… Une fois que le
chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m’ont plus trouvée
bonne à rien et ils m’ont envoyée en Afrique… Et je ne suis pas la
seule ! presque toutes les diligences de France ont été
déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et
maintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère… C’est
ce qu’en France vous appelez les chemins de fer algériens.
Ici la vieille diligence poussa un long
soupir ; puis elle reprit :
– Ah ! monsieur Tartarin, que je le
regrette, mon beau Tarascon ! C’était alors le bon temps pour
moi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir le
matin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes roues
vernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et ma
bâche toujours frottée d’huile ! C’est ça qui était beau quand
le postillon faisait claquer son fouet sur l’air de :
Lagadigadeou, la Tarasque ! la Tarasque ! et que
le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée sur
l’oreille, jetant d’un tour de bras son petit chien, toujours
furieux, sur la bâche de l’impériale, s’élançait lui-même là-haut,
en criant : « Allume ! allume ! » Alors
mes quatre chevaux s’ébranlaient au bruit des grelots, des
aboiements, des fanfares, les fenêtres s’ouvraient, et tout
Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la grande
route royale.
« Quelle belle route, monsieur Tartarin,
large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petits
tas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de gauche ses
jolies plaines d’oliviers et de vignes… Puis, des auberges tous les
dix pas, des relais toutes les cinq minutes… Et mes voyageurs,
quels braves gens ! des maires et des curés qui allaient à
Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers qui
revenaient du Mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances,
des paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin, et
là-haut, sur l’impériale, vous tous, messieurs les chasseurs de
casquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez
si bien chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, en
revenant !…
« Maintenant, c’est une autre histoire…
Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venus
je ne sais d’où, qui me remplissent de vermine, des nègres, des
Bédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, des
colons en guenilles qui m’empestent de leurs pipes, et tout cela
parlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… Et
puis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamais
lavée. On me plaint le cambouis de mes essieux… Au lieu de mes gros
bons chevaux tranquilles d’autrefois, de petits chevaux arabes qui
ont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courant
comme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds…
Aïe !… aïe !… tenez ! Voilà que cela commence… Et
les routes ! Par ici, c’est encore supportable, parce que nous
sommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien, pas de
chemin du tout. On va comme on peut, à travers monts et plaines,
dans les palmiers nains, dans les lentisques… Pas un seul relais
fixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme,
tantôt dans une autre.
« Quelquefois ce polisson-là me fait
faire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boire
l’absinthe ou le champoreau… Après quoi, fouette,
postillon ! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit,
la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, on
verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à la
nage, on s’enrhume, on se mouille, on se noie… Fouette !
fouette ! fouette !… Puis le soir, toute ruisselante
c’est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes !… – il
me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail
ouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennent
flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée se
mettent au chaud dans mes compartiments… Voilà la vie que je mène,
mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu’au jour où,
brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai –
ne pouvant plus faire autrement – sur un coin de méchante route, où
les Arabes feront bouillir leur couscous avec les débris de ma
vieille carcasse…
– Blidah ! Blidah ! fit le
conducteur en ouvrant la portière.
II – Où l’on voit passer un petit
monsieur
Vaguement, à travers les vitres dépolies par
la buée, Tartarin de Tarascon entrevit une place de jolie
sous-préfecture, place régulière, entourée d’arcades et plantée
d’orangers, au milieu de laquelle de petits soldats de plomb
faisaient l’exercice dans la claire brume rose du matin. Les cafés
ôtaient leurs volets. Dans un coin, une halle avec des légumes…
C’était charmant, mais cela ne sentait pas encore le lion.
« Au Sud !… Plus au
Sud ! » murmura le bon Tartarin en se renfonçant dans son
coin.
À ce moment, la portière s’ouvrit. Une bouffée
d’air frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum des
orangers fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette,
vieux, sec, ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, une
cravate en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir,
un parapluie : le parfait notaire de village.
En apercevant le matériel de guerre du
Tarasconnais, le petit monsieur, qui s’était assis en face, parut
excessivement surpris et se mit à regarder Tartarin avec une
insistance gênante.
On détela, on attela, la diligence partit… Le
petit monsieur regardait toujours Tartarin… À la fin, le
Tarasconnais prit la mouche.
– Ça vous étonne ? fit-il en regardant à
son tour le petit monsieur bien en face.
– Non ! Ça me gêne, répondit l’autre fort
tranquillement, et le fait est qu’avec sa tente-abri, son revolver,
ses deux fusils dans leur gaine, son couteau de chasse – sans
parler de sa corpulence naturelle, Tartarin de Tarascon tenait
beaucoup de place…
La réponse du petit monsieur le
fâcha :
– Vous imaginez-vous par hasard que je vais
aller au lion avec votre parapluie ? dit le grand homme
fièrement.
Le petit monsieur regarda son parapluie,
sourit doucement ; puis, toujours avec son même
flegme :
– Alors, monsieur, vous êtes ?…
– Tartarin de Tarascon, tueur de
lions !
En prononçant ces mots, l’intrépide
Tarasconnais secoua comme une crinière le gland de sa chéchia.
Il y eut dans la diligence un mouvement de
stupeur.
Le trappiste se signal, les cocottes
poussèrent de petits cris d’effroi, et le photographe
d’Orléansville se rapprocha du tueur de lions, rêvant déjà
l’insigne honneur de faire sa photographie.
Le petit monsieur, lui, ne se déconcerta
pas.
– Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup de
lions, monsieur Tartarin ? demanda-t-il très
tranquillement.
Le Tarasconnais le reçut de la belle
manière :
– Si j’en ai beaucoup tué, monsieur !… Je
vous souhaiterais d’avoir seulement autant de cheveux sur la
tête.
Et toute la diligence de rire en regardant les
trois cheveux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur le
crâne du petit monsieur.
À son tour le photographe d’Orléansville prit
la parole :
– Terrible profession que la vôtre, monsieur
Tartarin !… On passe quelquefois de mauvais moments… Ainsi, ce
pauvre M. Bombonnel…
– Ah ! oui, le tueur de panthères… fit
Tartarin assez dédaigneusement.
– Est-ce que vous le connaissez ? demanda
le petit monsieur.
– Té ! pardi… Si je le connais… Nous
avons chassé plus de vingt fois ensemble.
Le petit monsieur sourit.
– Vous chassez donc la panthère aussi,
monsieur Tartarin ?
Quelquefois, par passe-temps… fit l’enragé
Tarasconnais.
Il ajouta, en relevant la tête d’un geste
héroïque qui enflamma le cœur des deux cocottes :
– Ça ne vaut pas le lion !
– En somme, hasarda le photographe
d’Orléansville, une panthère, ce n’est qu’un gros chat…
– Tout juste ! fit Tartarin qui n’était
pas fâché de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtout
devant les dames.
Ici la diligence s’arrêta, le conducteur vint
ouvrir la portière et s’adressant au petit vieux :
– Vous voilà arrivé, monsieur, lui dit-il d’un
air très respectueux.
Le petit monsieur se leva, descendit, puis
avant de refermer la portière :
– Voulez-vous me permettre de vous donner un
conseil, monsieur Tartarin ?
– Lequel, monsieur ?
– Ma foi ! écoutez, vous avez l’air d’un
brave homme, j’aime mieux vous dire ce qu’il en est… Retournez vite
à Tarascon, monsieur Tartarin… Vous perdez votre temps ici… Il
reste bien encore quelques panthères dans la province ; mais,
fi donc ! c’est un trop petit gibier pour vous… Quant aux
lions, c’est fini. Il n’en reste plus en Algérie… mon ami Chassaing
vient de tuer le dernier.
Sur quoi le petit monsieur salua, ferma la
portière, et s’en alla en riant avec sa serviette et son
parapluie.
– Conducteur, demanda Tartarin en faisant sa
moue, qu’est-ce que c’est donc que ce bonhomme-là ?
– Comment ! vous ne le connaissez
pas ? Mais c’est M. Bombonnel.
III – Un couvent de lions
À Milianah, Tartarin de Tarascon descendit,
laissant la diligence continuer sa route vers le Sud.
Deux jours de durs cahots, deux nuits passées
les yeux ouverts à regarder par la portière s’il n’apercevrait pas
dans les champs, au bord de la route, l’ombre formidable du lion,
tant d’insomnies méritaient bien quelques heures de repos. Et puis,
s’il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec Bombonnel, le loyal
Tarasconnais se sentait mal à l’aise, malgré ses armes, sa moue
terrible, son bonnet rouge, devant le photographe d’Orléansville et
les deux demoiselles du 3ème hussards.
Il se dirigea donc à travers les larges rues
de Milianah, pleines de beaux arbres et de fontaines ; mais,
tout en cherchant un hôtel à sa convenance, le pauvre homme ne
pouvait s’empêcher de songer aux paroles de Bombonnel… Si c’était
vrai pourtant ? S’il n’y avait plus de lions en
Algérie ?… À quoi bon alors tant de courses, tant de
fatigues ?…
Soudain, au détour d’une rue, notre héros se
trouva face à face… avec qui ? Devinez… Avec un lion superbe,
qui attendait devant la porte d’un café, assis royalement sur son
train de derrière, sa crinière fauve au soleil.
« Qu’est-ce qu’ils me disaient donc,
qu’il n’y en avait plus ? » s’écria le Tarasconnais en
faisant un saut en arrière… En entendant cette exclamation, le lion
baissa la tête et, prenant dans sa gueule une sébile en bois posée
devant lui sur le trottoir, il la tendit humblement du côté de
Tartarin immobile de stupeur… Un Arabe qui passait jeta un gros sou
dans la sébile ; le lion remua la queue… Alors Tartarin
comprit tout. Il vit, ce que l’émotion l’avait d’abord empêché de
voir, la foule attroupée autour du pauvre lion aveugle et
apprivoisé, et les deux grands nègres armés de gourdins qui le
promenaient à travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.
Le sang du Tarasconnais ne fit qu’un
tour : « Misérables, cria-t-il d’une voix de tonnerre,
ravaler ainsi ces nobles bêtes ! » Et, s’élançant sur le
lion, il lui arracha l’immonde sébile d’entre ses royales
mâchoires. Les deux nègres, croyant avoir affaire à un voleur, se
précipitèrent sur le Tarasconnais, la matraque haute… Ce fut une
terrible bousculade… Les nègres tapaient, les femmes piaillaient,
les enfants riaient. Un vieux cordonnier juif criait du fond de sa
boutique : « Au zouge de paix ! Au zouge de
paix ! » Le lion lui-même, dans sa nuit, essaya d’un
rugissement, et le malheureux Tartarin, après une lutte désespérée,
roula par terre au milieu des gros sous et des balayures.
À ce moment, un homme fendit la foule, écarta
les nègres d’un mot, les femmes et les enfants d’un geste, releva
Tartarin, le brossa, le secoua, et l’assit tout essoufflé sur une
borne.
– Comment ! préïnce, c’est
vous ?… fit le bon Tartarin en se frottant les côtes.
– Eh ! oui, mon vaillant ami, c’est moi…
Sitôt votre lettre reçue, j’ai confié Baïa à son frère, loué une
chaise de poste, fait cinquante lieues ventre à terre, et me voilà
juste à temps pour vous arracher à la brutalité de ces rustres…
Qu’est-ce que vous avez donc fait, juste Dieu ! pour vous
attirer cette méchante affaire ?
– Que voulez-vous, préïnce ?… De
voir ce malheureux lion avec sa sébile aux dents, humilié, vaincu,
bafoué, servant de risée à toute cette pouillerie musulmane…
– Mais vous vous trompez, mon noble ami. Ce
lion est, au contraire, pour eux un objet de respect et
d’adoration. C’est une bête sacrée, qui fait partie d’un grand
couvent de lions, fondé, il y a trois cents ans par
Mohammed-ben-Aouda, une espèce de Trappe formidable et farouche,
pleine de rugissements et d’odeurs de fauve, où des moines
singuliers élèvent et apprivoisent des lions par centaines et les
envoient de là dans toute l’Afrique septentrionale, accompagnés de
frères quêteurs. Les dons que reçoivent les frères servent à
l’entretien du couvent et de sa mosquée ; et si les deux
nègres ont montré tant d’humeur tout à l’heure, c’est qu’ils ont la
conviction que pour un sou, un seul sou de la quête, volé ou perdu
par leur faute, le lion qu’ils conduisent les dévorerait
immédiatement.
En écoutant ce récit invraisemblable et
pourtant véridique, Tartarin de Tarascon se délectait et reniflait
l’air bruyamment.
– Ce qui me va dans tout ceci, fit-il en
matière de conclusion, c’est que, n’en déplaise à mon Bombonnel, il
y a encore des lions en Algérie !…
– S’il y en a ! dit le prince avec
enthousiasme… Dès demain, nous allons battre la plaine du Chéliff,
et vous verrez !
– Eh quoi ! prince… Auriez-vous
l’intention de chasser, vous aussi !
– Parbleu ! pensez-vous donc que je vous
laisserais vous en aller seul en pleine Afrique, au milieu de ces
tribus féroces dont vous ignorez la langue et les usages…
Non ! non ! illustre Tartarin, je ne vous quitte plus…
Partout où vous serez, je veux être.
– Oh ! préïnce,
préïnce…
Et Tartarin, radieux, pressa sur son cœur le
vaillant Grégory, en songeant avec fierté qu’à l’exemple de Jules
Gérard, de Bombonnel et tous les autres fameux tueurs de lions, il
allait avoir un prince étranger pour l’accompagner dans ses
chasses.
IV – La Caravane en marche
Le lendemain, dès la première heure,
l’intrépide Tartarin et le non moins intrépide prince Grégory,
suivis d’une demi-douzaine de portefaix nègres, sortaient de
Milianah et descendaient vers la plaine du Chéliff par un raidillon
délicieux tout ombragé de jasmins, de thuyas, de caroubiers,
d’oliviers sauvages, entre deux haies de petits jardins indigènes
et des milliers de joyeuses sources vives qui dégringolaient de
roche en roche en chantant… Un paysage du Liban.
Aussi chargé d’armes que le grand Tartarin, le
prince Grégory s’était en plus affublé d’un magnifique et singulier
képi tout galonné d’or, avec une garniture de feuilles de chênes
brodées au fil d’argent, qui donnait à Son Altesse un faux air de
général mexicain, ou de chef de gare des bords du Danube.
Ce diable de képi intriguait beaucoup le
Tarasconnais ; et comme il demandait timidement quelques
explications :
« Coiffure indispensable pour voyager en
Afrique », répondit le prince avec gravité ; et tout en
faisant reluire sa visière d’un revers de manche, il renseigna son
naïf compagnon sur le rôle important que joue le képi dans nos
relations avec les Arabes, la terreur que cet insigne militaire a,
seul, le privilège de leur inspirer, si bien que l’administration
civile a été obligée de coiffer tout son monde avec des képis,
depuis le cantonnier jusqu’au receveur de l’enregistrement. En
somme pour gouverner l’Algérie – c’est toujours le prince qui parle
– pas n’est besoin d’une forte tête, ni même de tête du tout. Il
suffit d’un képi, d’un beau képi galonné reluisant au bout d’une
trique comme la toque de Gessler.
Ainsi causant et philosophant, la caravane
allait son train. Les portefaix – pieds nus – sautaient de roche en
roche avec des cris de singes. Les caisses d’armes sonnaient.
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