Où mènera-t-on le premier des arts, celui dont les œuvres sont les plus durables, qui révèle les nations après que le monde a perdu tout d’elles jusqu’à leur souvenir ?... qui consacre les grands hommes ? C’est un sacerdoce que la sculpture, elle résume les idées d’une époque, et vous allez recruter un faiseur de bons-hommes et de cheminées, un ornemaniste, un des vendeurs du Temple ! Ah ! comme disait Champfort, il faut commencer par avaler une vipère tous les matins pour supporter la vie à Paris... enfin, l’art nous reste, on ne peut pas nous empêcher de le cultiver...
— Et puis, mon cher, vous avez une consolation que peu d’artistes possèdent, l’avenir est à vous, dit Bixiou. Quand le monde sera converti à notre doctrine, vous serez à la tête de votre art, car vous y portez des idées que l’on comprendra... lorsqu’elles auront été généralisées ! Dans cinquante ans d’ici vous serez pour tout le monde ce que vous n’êtes que pour nous autres, un grand homme ! Seulement il s’agit d’aller jusque-là !
— Je viens, reprit l’artiste dont la figure se dilata comme se dilate celle d’un homme de qui l’on flatte le dada, de terminer la figure allégorique de l’Harmonie, et si voulez la venir voir, vous comprendrez bien que j’aie pu rester deux ans à la faire. Il y a tout ! Au premier coup d’œil qu’on y jette, on devine la destinée du globe. La reine tient le bâton pastoral d’une main, symbole de l’agrandissement des races utiles à l’homme ; elle est coiffée du bonnet de la liberté, ses mamelles sont sextuples, à la façon égyptienne, car les Égyptiens avaient pressenti Fourier ; ses pieds reposent sur deux mains jointes qui embrassent le globe en signe de la fraternité des races humaines, elle foule des canons détruits pour signifier l’abolition de la guerre, et j’ai tâché de lui faire exprimer la sérénité de l’agriculture triomphante... J’ai d’ailleurs mis près d’elle un énorme chou frisé qui, selon notre maître, est l’image de la concorde. Oh ! ce n’est pas un des moindres titres de Fourier à la vénération que d’avoir restitué la pensée aux plantes, il a tout relié dans la création par la signification des choses entre elles et aussi par leur langage spécial. Dans cent ans, le monde sera bien plus grand qu’il n’est...
— Et comment, monsieur, cela se fera-t-il ? dit Gazonal stupéfait d’entendre parler ainsi un homme sans qu’il fût dans une maison de fous.
— Par l’étendue de la production. Si l’on veut appliquer LE SYSTÈME, il ne sera pas impossible de réagir sur les astres...
— Et que deviendra donc alors la peinture ? demanda Gazonal.
— Elle sera plus grande.
— Et aurons-nous des yeux plus grands ? dit Gazonal en regardant ses deux amis d’un air significatif.
— L’homme redeviendra ce qu’il était avant son abâtardissement, nos hommes de six pieds seront alors des nains...
— Ton tableau, dit Léon, est-il fini.
— Entièrement fini, reprit Dubourdieu. J’ai tâché de voir Hiclar pour qu’il compose une symphonie, je voudrais qu’en voyant cette composition, on entendît une musique à la Beethoven qui en développerait les idées afin de les mettre à la portée des intelligences sous deux modes. Ah ! si le gouvernement voulait me prêter une des salles du Louvre...
— Mais j’en parlerai, si tu veux, car il ne faut rien négliger pour frapper les esprits...
— Oh ! mes amis préparent des articles, mais j’ai peur qu’ils n’aillent trop loin...
— Bah ! dit Bixiou, ils n’iront pas si loin que l’avenir...
Dubourdieu regarda Bixiou de travers, et continua son chemin.
— Mais c’est un fou, dit Gazonal, le course de la lune le guide.
— Il a de la main, il a du savoir... dit Léon ; mais le fouriérisme l’a tué. Tu viens de voir là, cousin, l’un des effets de l’ambition chez les artistes. Trop souvent, à Paris, dans le désir d’arriver plus promptement que par la voie naturelle à cette célébrité qui pour eux est la fortune, les artistes empruntent les ailes de la circonstance, ils croient se grandir en se faisant les hommes d’une chose, en devenant les souteneurs d’un système, et ils espèrent changer une coterie en public. Tel est Républicain, tel autre était Saint-Simonien, tel est Aristocrate, tel Catholique, tel Juste Milieu, tel Moyen-Âge ou Allemand par parti pris. Mais si l’opinion ne donne pas le talent, elle le gâte toujours, témoin le pauvre garçon que vous venez de voir. L’opinion d’un artiste doit être la foi dans les œuvres... et son seul moyen de succès, le travail quand la nature lui a donné le feu sacré.
— Sauvons-nous, dit Bixiou, Léon moralise.
— Et cet homme était de bonne foi ? s’écria Gazonal encore stupéfait.
— De très-bonne foi, répliqua Bixiou, d’aussi bonne foi que tout à l’heure le roi des merlans.
— Il est fou ! dit Gazonal.
— Et ce n’est pas le seul que les idées de Fourier aient rendu fou, dit Bixiou. Vous ne savez rien de Paris. Demandez-y cent mille francs pour réaliser l’idée la plus utile au genre humain, pour essayer quelque chose de pareil à la machine à vapeur, vous y mourrez, comme Salomon de Caux, à Bicêtre ; mais s’il s’agit d’un paradoxe, on se fait tuer pour cela, soi et sa fortune. Eh ! bien, ici il en est des systèmes comme des choses. Les journaux impossibles y ont dévoré des millions depuis quinze ans. Ce qui rendait votre procès si difficile à gagner, c’est que vous avez raison, et qu’il y a selon vous des raisons secrètes pour le préfet.
— Conçois-tu qu’une fois qu’il a compris le Paris moral, un homme d’esprit puisse vivre ailleurs ? dit Léon à son cousin.
— Si nous menions Gazonal chez la mère Fontaine, dit Bixiou qui fit signe à un cocher de citadine d’avancer, ce sera passer du sévère au fantastique. — Cocher, Vieille rue du Temple.
Et tous trois ils roulèrent dans la direction du Marais.
— Qu’allez-vous me faire voir ? demanda Gazonal.
— La preuve de ce que t’a dit Bixiou, répondit Léon, en te montrant une femme qui se fait vingt mille francs par an en exploitant une idée.
— Une tireuse de cartes, dit Bixiou qui ne put s’empêcher d’interprêter comme une interrogation l’air du Méridional. Madame Fontaine passe, parmi ceux qui cherchent à connaître l’avenir, pour être plus savante que ne l’était feu mademoiselle Lenormand.
— Elle doit être bien riche ! s’écria Gazonal.
— Elle a été la victime de son idée, tant que la Loterie a existé, répondit Bixiou ; car, à Paris, il n’y a pas de grande recette sans grande dépense. Toutes les fortes têtes s’y fêlent, comme pour donner une soupape à leur vapeur. Tous ceux qui gagnent beaucoup d’argent ont des vices ou des fantaisies, sans doute pour établir un équilibre.
— Et maintenant que la loterie est abolie ?... demanda Gazonal.
— Eh ! bien, elle a un neveu pour qui elle amasse.
Une fois arrivés, les trois amis aperçurent dans une des plus vieilles maisons de cette rue un escalier à marches palpitantes, à contre-marches en boue raboteuse, qui les mena dans le demi-jour et par une puanteur particulière aux maisons à allée jusqu’au troisième étage à une porte que le dessin seul peut rendre, la littérature y devant perdre trop de nuits pour la peindre convenablement.
Une vieille, en harmonie avec la porte, et qui peut-être était la porte animée, introduisit les trois amis dans une pièce servant d’antichambre où, malgré la chaude atmosphère qui baignait les rues de Paris, ils sentirent le froid glacial des cryptes les plus profondes.
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