Tout cela se fit sérieusement, sans préméditation de sorcellerie, et avec la simplicité qu’un notaire aurait mis à s’enquérir des intentions d’un client avant de rédiger un acte. Les cartes suffisamment mêlées, elle pria Gazonal de couper, et de faire lui-même trois paquets. Elle reprit les paquets, les étala l’un au-dessus de l’autre, les examina comme un joueur examine les trente-six numéros de la Roulette, avant de risquer sa mise. Gazonal avait les os gelés, il ne savait plus où il se trouvait ; mais son étonnement alla croissant lorsque cette affreuse vieille, à capote verte, grasse et plate, dont le faux tour laissait voir beaucoup plus de rubans noirs que de cheveux frisés en points d’interrogation, lui débita de sa voix chargée de pituite toutes les particularités, même les plus secrètes, de sa vie antérieure, lui raconta ses goûts, ses habitudes, son caractère, les idées mêmes de son enfance, tout ce qui pouvait avoir influé sur lui, son mariage manqué, pourquoi, avec qui, la description exacte de la femme qu’il avait aimée, et enfin de quel pays il était venu, son procès, etc.

Gazonal crut à une mystification préparée par son cousin ; mais l’absurdité de cette conspiration lui fut aussitôt démontrée que l’idée lui en vint, et il resta béant devant ce pouvoir vraiment infernal dont l’incarnation empruntait à l’humanité ce que de tout temps l’imagination des peintres et des poètes a regardé comme la chose la plus épouvantable : une atroce petite vieille poussive, édentée, aux lèvres froides, au nez camard, aux yeux blancs. La prunelle de madame Fontaine s’était animée, il y passait un rayon jailli des profondeurs de l’avenir ou de l’enfer. Gazonal demanda machinalement en interrompant la vieille à quoi lui servaient le crapaud et la poule.

— A pouvoir prédire l’avenir. Le consultant jette lui-même des grains au hasard sur les cartes, Bilouche vient les becqueter ; Astaroth se traîne dessus pour aller chercher sa nourriture que le client lui tend, et ces deux admirables intelligences ne se sont jamais trompées, voulez-vous les voir à l’ouvrage, vous saurez votre avenir. C’est cent francs.

Gazonal effrayé des regards d’Astaroth se précipita dans l’antichambre, après avoir salué la terrible madame Fontaine. Il était en moiteur, et comme sous l’incubation infernale du mauvais esprit.

— Allons-nous-en ?.. dit-il aux deux artistes. Avez-vous jamais consulté cette sorcière ?

— Je ne fais rien d’important sans faire causer Astaroth, dit Léon, et je m’en suis toujours bien trouvé.

— J’attends la fortune honnête que Bilouche m’a promise, dit Bixiou.

— J’ai la fièvre, s’écria le Méridional, si je croyais à ce que vous me dites, je croirais donc à la sorcellerie, à un pouvoir surnaturel.

— Ça peut n’être que naturel, répliqua Bixiou. Le tiers des lorettes, le quart des hommes d’État, la moitié des artistes consulte madame Fontaine, et l’on connaît un ministre à qui elle sert d’Égérie.

— T’a-t-elle dit l’avenir ? reprit Léon.

— Non, j’en ai eu assez de mon passé. Mais si elle peut, à l’aide de ses affreux collaborateurs prédire l’avenir, reprit Gazonal saisi par une idée, comment pouvait-elle perdre à la loterie ?

— Ah ! tu mets le doigt sur l’un des plus grands mystères des sciences occultes, répondit Léon. Dès que cette espèce de glace intérieure où se reflète pour eux l’avenir ou le passé, se trouble sous l’haleine d’un sentiment personnel, d’une idée quelconque étrangère à l’acte du pouvoir qu’ils exercent, sorciers ou sorcières n’y voient plus rien, de même que l’artiste qui souille l’art par une combinaison politique ou systématique perd son talent. Il y a quelque temps, un homme doué du don de divination par les cartes, le rival de madame Fontaine, et qui s’adonnait à des pratiques criminelles, n’a pas su se tirer les cartes à lui-même et voir qu’il serait arrêté, jugé, condamné en cour d’assises. Madame Fontaine, qui prédit l’avenir huit fois sur dix, n’a jamais su qu’elle perdrait sa mise à la loterie.

— Il en est ainsi en magnétisme, fit observer Bixiou. L’on ne se magnétise pas soi-même.

— Bon ! voilà le magnétisme ! s’écria Gazonal. Ah ! çà, vous connaissez donc tout ?...

— Ami Gazonal, répliqua gravement Bixiou, pour pouvoir rire de tout, il faut tout connaître. Quant à moi, je suis à Paris depuis mon enfance, et mon crayon m’y fait vivre des ridicules, à cinq caricatures par mois... Je me moque ainsi très-souvent d’une idée à laquelle j’ai foi !

— Passons à d’autres exercices, dit Léon, allons à la Chambre, où nous arrangerons l’affaire du cousin.

— Ceci, dit Bixiou en imitant Odry et Gaillard, est de la haute comédie, car nous ferons poser le premier orateur que nous rencontrerons dans la salle des pas perdus, et vous reconnaîtrez là comme ailleurs le langage parisien qui n’a jamais que deux rhythmes : l’intérêt ou la vanité.

En remontant en voiture, Léon aperçut, dans un cabriolet qui passait rapidement, un homme à qui d’un signe de main il fit comprendre qu’il voulait lui dire un mot.

— C’est Publicola Masson, dit Léon à Bixiou, je vais lui demander séance pour ce soir à cinq heures, après la Chambre. Le cousin aura le plus curieux de tous les originaux...

— Qui est-ce ? demanda Gazonal pendant que Léon parlait à Publicola Masson.

— Un pédicure, auteur d’un Traité de corporistique, qui vous fait vos cors par abonnement, et qui, si les Républicains triomphent pendant six mois, deviendra certainement immortel.

— Enne vôture ! s’écria Gazonal.

— Mais, ami Gazonal, il n’y a que les millionnaires qui ont assez de temps à eux pour aller à pied, à Paris.

— A la Chambre, cria Léon au cocher.

— Laquelle ? monsieur.

— Des Députés, répondit Léon après avoir échangé un sourire avec Bixiou.

— Paris commence à me confondre, dit Gazonal.

— Pour vous en faire connaître l’immensité morale, politique et littéraire, nous agissons en ce moment comme le cicerone romain, qui vous montre à Saint-Pierre le pouce de la statue que vous avez cru de grandeur naturelle, vous le trouvez grand d’un pied. Vous n’avez pas encore mesuré l’un des orteils de Paris ?...

— Et, remarquez, cousin Gazonal, que nous prenons ce qui se rencontre, nous ne choisissons pas.

— Ce soir, tu souperas comme on festinait chez Balthazar, et tu verras notre Paris, à nous, jouant au lansquenet, et hasardant cent mille francs d’un coup, sans sourciller.

Un quart d’heure après, la citadine s’arrêtait au bas des degrés de la Chambre des Députés, de ce côté du pont de la Concorde qui mène à la discorde.

— Je croyais la Chambre inabordable... dit le Méridional surpris de se trouver au milieu de la grande salle des Pas-Perdus.

— C’est selon, répondit Bixiou, matériellement parlant, il en coûte trente sous de cabriolet ; politiquement, on dépense quelque chose de plus. Les hirondelles ont pensé, a dit un poète, que l’on avait bâti l’arc-de-triomphe de l’Étoile pour elles, nous pensons, nous autres artistes, qu’on a bâti ce monument-ci pour compenser les non-valeurs du Théâtre-Français et nous faire rire ; mais ces comédiens-là coûtent beaucoup plus cher, et ne nous en donnent pas tous les jours pour notre argent.

— Voilà donc la Chambre !... répétait Gazonal. Et il arpentait la salle où se trouvaient en ce moment une dizaine de personnes en y regardant tout d’un air que Bixiou gravait dans sa mémoire pour en faire une de ces célèbres caricatures avec lesquelles il lutte contre Gavarni.

Léon alla parler à l’un des huissiers qui vont et viennent constamment de cette salle dans celle des séances, à laquelle elle communique par le couloir où se tiennent les sténographes du Moniteur et quelques personnes attachées à la Chambre.

— Quant au ministre, répondit l’huissier à Léon au moment où Gazonal se rapprocha d’eux, il y est ; mais je ne sais pas si monsieur Giraud s’y trouve encore, je vais voir...

Quand l’huissier ouvrit l’un des battants de la porte par laquelle il n’entre que des députés, des ministres ou des commissaires du Roi, Gazonal en vit sortir un homme qui lui parut jeune encore, quoiqu’il eût quarante-huit ans, et à qui l’huissier indiqua Léon de Lora.

— Ah ! vous voilà ? dit-il en allant donner une poignée de main à Léon et à Bixiou. Drôles !... que venez-vous faire dans le sanctuaire des lois ?

— Parbleu, nous venons apprendre à blaguer, dit Bixiou, l’on se rouillerait, sans cela.

— Passons alors dans le jardin, répliqua le jeune homme sans croire que le Méridional fût de la compagnie.

En voyant cet inconnu bien vêtu, tout en noir, et sans aucune décoration, Gazonal ne savait dans quelle catégorie politique le classer ; mais il le suivit dans le jardin contigu à la salle et qui longe le quai jadis appelé quai Napoléon. Une fois dans le jardin, le ci-devant jeune homme donna carrière à un rire qu’il comprimait depuis son entrée dans la salle des Pas-Perdus.

— Qu’as-tu donc... lui dit Léon de Lora.

— Mon cher ami, pour pouvoir établir la sincérité du gouvernement constitutionnel, nous sommes forcés à commettre d’effroyables mensonges avec un aplomb incroyable.