La présence de l’abbé, le souper et la veillée sous les yeux de la douairière avaient rendu madame d’Ionis plus réservée qu’elle ne l’avait été avec moi dans la matinée. Elle semblait aussi me dire dans chaque allusion à notre soudaine et cordiale intimité : « Vous savez à quel prix je vous l’ai accordée ! » J’étais mécontent de moi : je n’avais su être ni assez soumis ni assez en révolte. Il me semblait avoir trahi la mission que mon père m’avait confiée, et cela sans profit pour mes chimères d’amour.
Ma mélancolie intérieure réagissait sur mes impressions, et mon bel appartement me sembla sombre et lugubre. Je ne savais que penser de la raison de l’abbé et de la mienne propre. Sans la mauvaise honte, j’aurais demandé d’être logé ailleurs, et j’eus un mouvement de colère véritable lorsque je vis entrer Baptiste avec le maudit plateau, la corbeille, les trois pains et tout l’attirail ridicule de la veille.
– Qu’est-ce que cela ? lui dis-je avec humeur. Est-ce que j’ai faim ? Est-ce que je ne sors pas de table ?
– En effet, monsieur, répondit-il. Je trouve cela bien drôle... C’est mademoiselle Zéphyrine qui m’a chargé de vous l’apporter. J’ai eu beau lui dire que vous passiez les nuits à dormir, comme tout le monde, et non à manger, elle m’a répondu en riant : « Portez toujours, c’est l’habitude de la maison. Ça ne gênera pas votre maître, et vous verrez qu’il ne demandera pas mieux que de laisser cela dans sa chambre. »
– Eh bien, mon ami, fais-moi le plaisir de le reporter sans rien dire dans l’office. J’ai besoin de ma table pour écrire.
Baptiste obéit. Je m’enfermai, et me couchai après avoir écrit à mon père. Je dois dire que je dormis à merveille et ne rêvai que d’une seule dame, qui était madame d’Ionis.
Le lendemain, les questions de la douairière recommencèrent de plus belle. J’eus la grossièreté de déclarer que je n’avais fait aucun rêve digne de remarque. La bonne dame en fut contrariée.
– Je parie, dit-elle à Zéphyrine, que vous n’avez pas mis le souper des dames dans la chambre de M. Nivières ?
– Pardonnez-moi, madame, répondit Zéphyrine en me regardant d’un air de reproche.
Madame d’Ionis semblait me dire aussi, des yeux, que je manquais d’obligeance. L’abbé s’écria naïvement :
– C’est singulier ! Ces choses-là n’arrivent donc qu’à moi ?
Il partit après le déjeuner, et madame d’Ionis me donna rendez-vous, à une heure, dans la bibliothèque. J’y étais à midi ; mais elle me fit dire par Zéphyrine que d’importunes visites lui étaient survenues et qu’elle me priait de prendre patience. Cela était plus facile à demander qu’à obtenir. J’attendis ; les minutes me semblaient des siècles. Je me demandais comment j’avais pu vivre jusqu’à ce jour sans ce tête-à-tête que j’appelais déjà quotidien, et comment je vivrais quand il n’y aurait plus lieu de l’attendre. Je cherchais par quels moyens j’en amènerais la nécessité, et, résolu enfin à entraver, de tout mon faible pouvoir, la solution du procès, je m’ingéniais de mille subterfuges qui n’avaient pas le sens commun.
Tout en marchant avec agitation dans la galerie, je m’arrêtais de temps en temps devant la fontaine et m’asseyais quelquefois sur ses bords, entourés de fleurs magnifiques artistement disposées dans les crevasses du rocher brut sur lequel on avait exhaussé le rocher de marbre blanc. Cette base fruste donnait plus de fini à l’œuvre du ciseau et permettait de faire retomber l’eau des vasques en nappes brillantes dans les récipients inférieurs, garnis de plantes fontinales.
Cet endroit était délicieux, et le reflet du vitrail colorié donnait par moments les tons changeants et l’apparence de la vie aux figures fantastiques de la statuaire.
Je regardai la néréide avec un étonnement nouveau, l’étonnement de la trouver belle et de comprendre enfin le sens élevé de cette mystérieuse beauté.
Je ne songeais plus à la critiquer au profit de celle de madame d’Ionis. Je sentais que toute comparaison est puérile entre des choses et des êtres qui n’ont point de rapport entre eux. Cette fille du génie de Jean Goujon était belle par elle-même. La face était d’une sublime douceur. Elle semblait communiquer à la pensée un sentiment de repos et de bien-être analogue à la sensation de fraîcheur que procurait le murmure continu de ses eaux limpides.
Enfin madame d’Ionis arriva.
– Il y a du nouveau, me dit-elle en s’asseyant familièrement près de moi, voyez l’étrange lettre que je reçois de M. d’Ionis...
Et elle me la montra avec un abandon qui m’émut vivement. J’étais indigné contre ce mari dont les lettres à une telle femme pouvaient être montrées sans embarras au premier venu.
La lettre était froide, longue et diffuse, l’écriture grêle et saccadée, l’orthographe très douteuse. En voici la substance :
« Vous ne devez pas vous faire de scrupule de mener les choses jusqu’au bout.
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