Soumets-toi !
– Soumets-toi ! répéta une voix grave qui résonna à ma droite.
Je me retournai et vis un des fantômes que j’avais déjà vus dans ma chambre, lors de la première apparition.
– Soumets-toi ! répéta comme un écho une voix toute pareille, à ma gauche.
Et je vis le second fantôme.
Je n’en fus pas ému, bien que ces deux spectres eussent, dans la hauteur de leur taille et dans le timbre profond de leur voix, quelque chose de lugubre. Mais que m’importait, à moi, de voir ou d’entendre des choses horribles ? Rien ne pouvait m’arracher au ravissement où j’étais plongé. Je ne m’arrêtai même pas à regarder ces ombres accessoires ; je cherchais des yeux ma céleste beauté. Hélas ! elle avait disparu, et je ne voyais plus que l’immobile néréide de la fontaine, avec sa pose impassible et les tons froids du marbre, bleui par les reflets du matin.
Je ne sais ce que devinrent ses sœurs ; je ne les vis pas sortir. Je tournais autour de la fontaine comme un insensé. Je croyais être endormi et je m’étourdissais dans la confusion de mes idées, avec l’espoir de ne pas m’éveiller.
Mais je me rappelai la bague promise, et montai à ma chambre, où je trouvai Baptiste, qui me parla, sans que je vinsse à bout de savoir de quoi. Il me sembla troublé, peut-être à cause de l’expression de ma figure, mais je ne pensai pas à l’interroger. Je cherchai dans l’âtre et j’y remarquai bientôt deux pierres mal jointes. Je m’efforçai de les soulever. C’était une entreprise impossible sans les outils nécessaires.
Baptiste me croyait probablement fou, et, cherchant machinalement à m’aider :
– Est-ce que monsieur a perdu quelque chose ? dit-il.
– Oui, j’ai laissé tomber là, hier, une de mes bagues.
– Une bague ?... Monsieur ne porte pas de bagues ! Je ne lui en ai pas vu.
– C’est égal. Tâchons de la trouver.
Il prit un couteau, gratta la pierre tendre pour élargir la fente, enleva la cendre et le ciment en poudre qui la remplissait, et, tout en travaillant à me satisfaire, il me demanda comment était faite cette bague, de l’air dont il m’eût demandé ce que j’avais rêvé.
– C’est une bague d’or avec une étoile faite d’une grosse émeraude, répondis-je avec l’aplomb de la certitude.
Il ne douta plus, et, détachant une tringlette des rideaux de vitrage, il la recourba en crochet et atteignit la bague, qu’il me présenta en souriant. Il pensait, sans oser le dire, que c’était un don de madame d’Ionis.
Quant à moi, je la regardai à peine, tant j’étais sûr que c’était celle dont j’avais vu l’ombre ; elle était effectivement toute semblable. Je la passai à mon petit doigt, ne doutant pas qu’elle n’eût appartenu à la défunte demoiselle d’Ionis, et que je n’eusse vu le spectre de cette merveilleuse beauté.
Baptiste mit beaucoup de discrétion dans sa conduite. Persuadé que j’avais eu une très belle aventure, car il m’avait attendu toute la nuit, il me quitta en m’engageant à me coucher.
On pense bien que je n’y songeais guère. Je m’assis devant la table, que Baptiste avait débarrassée du fameux souper aux trois pains, et, pour m’efforcer de ressaisir l’ivresse de ma vision, dont je craignais d’oublier quelque chose, je me mis à en écrire la relation fidèle, telle qu’on vient de la lire.
Je demeurai dans cette agitation mêlée d’extase jusqu’après le lever du soleil. Je m’assoupis un peu, les coudes sur ma table, et crus refaire mon rêve ; mais il m’échappa bien vite, et Baptiste vint m’arracher à la solitude où j’aurais dès lors voulu achever ma vie.
Je m’arrangeai de manière à ne descendre qu’au moment où l’on devait se mettre à table. Je ne m’étais pas encore demandé comment je rendrais compte de la vision ; j’y songeai en faisant semblant de déjeuner, car je ne mangeai pas, et, sans me sentir fatigué ni malade, j’éprouvais un invincible dégoût pour les fonctions de la vie animale.
La douairière, qui ne voyait pas très bien, ne s’aperçut pas de mon trouble. Je répondis à ses questions ordinaires avec le vague des jours précédents, mais, cette fois, sans jouer aucune comédie, et avec la préoccupation d’un poète que l’on interroge bêtement sur le sujet de son poème, et qui répond avec ironie des choses évasives pour se délivrer d’investigations abrutissantes. Je ne sais si madame d’Ionis fut inquiète ou étonnée de me voir ainsi. Je ne la regardai pas, je ne la vis pas. Je compris à peine ce qu’elle me disait, tout le temps que dura cette contrainte mortelle du déjeuner.
Enfin, je me trouvai seul dans la bibliothèque, l’attendant comme les autres jours, mais sans impatience aucune. Loin de là, j’éprouvais une vive satisfaction à me noyer dans mes rêveries. Il faisait un temps admirable ; le soleil embrasait les arbres et les terrains en fleur, au delà des grandes masses d’ombre transparente que projetait l’architecture du château sur les premiers plans du jardin. Je marchais d’un bout à l’autre de cette vaste salle, m’arrêtant chaque fois que je me trouvais devant la fontaine. Les fenêtres et les rideaux étaient fermés à cause de la chaleur. Ces rideaux étaient d’un bleu doux que je voulais voir verdâtre, et, dans ce crépuscule artificiel qui me retraçait quelque chose de ma vision, j’éprouvais un bien-être incroyable et une sorte de gaieté délirante.
Je parlais tout haut, et je riais sans savoir de quoi, lorsque je me sentis serrer le bras assez brusquement. Je me retournai et vis madame d’Ionis, qui était entrée sans que j’y fisse attention.
– Voyons ! répondez-moi, voyez-moi, au moins ! me dit-elle avec un peu d’impatience. Savez-vous que vous me faites peur, et que je ne sais plus que penser de vous ?
– Vous l’avez voulu, lui répondis-je, j’ai joué avec ma raison ; je suis fou. Mais ne vous en faites pas de reproche ; je suis bien plus heureux ainsi, et ne souhaite pas de guérir.
– Ainsi, reprit-elle en m’examinant avec inquiétude, cette apparition n’est pas un conte ridicule ? du moins, vous croyez...
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