Je sentis que rien ne me retenait plus au château d’Ionis et je partis le lendemain matin, furtivement, pour échapper à la conduite en voiture dont on m’avait menacé.

Le cheval et le grand air me remirent tout à fait. Je traversai assez vite les bois qui environnaient le château, dans la crainte d’être poursuivi par la sollicitude de ma belle hôtesse. Puis je ralentis mon cheval à deux lieues de là, et arrivai tranquillement à Angers dans l’après-midi.

Ma figure était un peu altérée : mon père ne s’en aperçut pas beaucoup ; mais rien n’échappe à l’œil d’une mère, et la mienne s’en inquiéta. Je parvins à la tranquilliser en mangeant avec appétit ; j’avais arraché à Baptiste le serment de ne rien dire ; il y avait mis cette restriction, qu’il ne le tiendrait pas si je venais à retomber malade.

Aussi je m’en gardais bien ! je me soignai moralement et physiquement comme un garçon très épris de la conservation de son être. Je travaillai sans excès, je me promenai régulièrement, j’éloignai toute idée lugubre, je m’abstins de toute lecture excitante. La raison de toute cette raison prenait sa source dans une folie obstinée, mais tranquille, et, pour ainsi dire, maîtresse d’elle-même. Je voulais constater devant mon propre jugement que je n’avais pas été fou, que je ne l’étais pas, et qu’il n’y avait rien de plus avéré à mes propres yeux que l’existence des dames vertes. Je voulais aussi remettre mon esprit dans l’état de lucidité nécessaire pour cacher mon secret et le nourrir en moi, comme la source de ma vie intellectuelle et le critérium de ma vie morale.

Toute trace de crise s’effaça donc rapidement, et, à me voir studieux, raisonnable et modéré en toutes choses, il eût été impossible de deviner que j’étais sous l’empire d’une idée fixe, d’une monomanie bien conditionnée.

Trois jours après mon retour à Angers, mon père m’envoya à Tours pour une autre affaire. J’y passai vingt-quatre heures, et, quand je revins chez nous, j’appris que madame d’Ionis était venue s’entendre avec mon père sur la suite de son procès. Elle avait paru céder à la raison positive : elle consentait à le gagner.

Je fus content de ne l’avoir pas rencontrée. Il serait impossible de dire qu’une aussi charmante femme me fût devenue antipathique ; mais il est certain que je craignais plus que je ne désirais de me retrouver avec elle. Son scepticisme, dont elle n’avait paru se débarrasser un jour avec moi que pour m’en accabler le lendemain, me faisait l’effet d’une injure et me causait une souffrance inexprimable.

Au bout de deux mois, quelque effort que je fisse pour paraître heureux, ma mère s’aperçut de l’épouvantable tristesse qui régnait au fond de mes pensées. Tout le monde remarquait en moi un grand changement à mon avantage, et elle s’en était réjouie d’abord. Ma conduite était d’une austérité complète, et mon entretien aussi grave et aussi sensé que celui d’un vieux magistrat. Sans être dévot, je me montrais religieux. Je ne scandalisais plus les simples par mon voltairianisme. Je jugeais avec impartialité toutes choses et critiquais sans aigreur celles que je n’admettais pas. Tout cela était édifiant, excellent ; mais je n’avais plus de goût à rien et je portais la vie comme un fardeau. Je n’étais plus jeune, je ne connaissais plus ni l’ivresse de l’enthousiasme ni l’entraînement de la gaieté.

J’eus donc le temps, malgré mes grandes occupations, de faire des vers, et j’aurais eu encore ce temps-là, quand même on ne me l’eût pas laissé, car je ne dormais presque plus, et ne recherchais aucun de ces amusements qui absorbent les trois quarts de la vie d’un jeune homme. Je ne songeais plus à l’amour, je fuyais le monde, je ne paradais plus avec les hommes de mon âge sous les yeux des belles dames du pays. J’étais retiré, méditatif, austère, très doux avec les miens, très modeste avec tout le monde, très ardent aux luttes du barreau. Je passais pour un garçon accompli, mais j’étais profondément malheureux.

C’est que je nourrissais, avec un stoïcisme étrange, une passion insensée et sans analogue dans la vie. J’aimais une ombre ; je ne pouvais même pas dire une morte. Toutes mes recherches historiques n’avaient abouti qu’à me prouver ceci : les trois demoiselles d’Ionis n’avaient peut-être jamais existé que dans la légende. Leur histoire, placée par les derniers chroniqueurs à l’époque de Henri II, était déjà une vieille chronique incertaine à cette même époque. Il ne restait d’elles ni un titre, ni un nom, ni un écusson dans les papiers de la famille d’Ionis, que mon père, en raison du procès, avait tous entre les mains ; ni même une pierre tumulaire en aucun lieu de la contrée !

J’adorais donc une pure fiction, éclose, selon toute apparence, dans les fumées de mon cerveau. Mais voilà où il eût été impossible de me convaincre. J’avais vu et entendu cette merveille de beauté ; elle existait dans une région où il m’était impossible de l’atteindre, mais d’où il lui était possible de descendre vers moi. Creuser le problème de cette existence indéfinissable et le mystère du lien qui s’était formé entre nous m’eût conduit au délire. Je le sentais, je ne voulais rien expliquer, rien approfondir ; je vivais par la foi, qui est l’argument des choses qui n’apparaissent pas, une folie sublime, soit, si la raison n’est que l’argument de ce qui tombe sous les sens.

Ma folie n’était pas aussi puérile qu’on eût pu le craindre.