Je la soignais comme une faculté supérieure et ne lui permettais pas de descendre des hauteurs où je l’avais placée. Je m’abstins donc de toute évocation nouvelle, dans la crainte de m’égarer à la poursuite cabalistique de quelque chimère indigne de moi. L’immortelle m’avait dit de devenir digne qu’elle restât vivante dans ma pensée. Elle ne m’avait pas promis de revenir sous la forme où je l’avais vue. Elle avait dit que cette forme n’existait pas et n’était que la création produite en moi par l’élévation de mon sentiment pour elle. Je ne devais donc pas tourmenter mon cerveau pour la reproduire, car mon cerveau pouvait la dénaturer et faire surgir quelque image au-dessous d’elle. Je voulais purifier ma vie et cultiver en moi le trésor de la conscience, dans l’espoir que, à un moment donné, cette céleste figure viendrait d’elle-même se placer devant moi et m’entretenir avec cette voix chérie que je n’avais pas mérité d’entendre longtemps.

Sous l’empire de cette manie, j’étais en train de devenir homme de bien, et il est fort étrange que je fusse conduit à la sagesse par la folie. Mais c’était là quelque chose de trop subtil et de trop tendu pour la nature humaine. Cette rupture de mon âme avec le reste de mon être, et de ma vie avec les entraînements de la jeunesse, devait me conduire peu à peu au désespoir, peut-être à la fureur.

Je n’en étais encore qu’à la mélancolie, et, bien que très pâli et très amaigri, je n’étais ni malade, ni insensé en apparence, lorsque la cause des d’Ionis contre les d’Aillane arriva au rôle. Mon père m’avertit de préparer mon plaidoyer pour la semaine suivante. Il y avait alors trois mois environ que j’avais quitté, par une matinée de juin, le funeste château d’Ionis.

 

 

V

 

Le duel

 

À mesure que nous avions étudié cette triste affaire, nous nous étions bien convaincus, mon père et moi, qu’elle était imperdable. Deux testaments se trouvaient en présence : l’un qui, depuis cinq ans, avait reçu sa pleine exécution, était en faveur de M. d’Aillane. Gêné à l’époque de cet héritage, il s’était libéré en vendant l’immeuble qu’il regardait comme sien. L’autre testament, découvert trois ans après, par un de ces étranges hasards qui font dire que, parfois, la vie ressemble à un roman, dépouillait tout à coup les d’Aillane pour enrichir madame d’Ionis. La validité de ce dernier acte était incontestable ; la date, postérieure à celle du premier, était nette et précise. M. d’Aillane plaidait l’état d’enfance du testateur et l’espèce de pression que M. d’Ionis avait exercée sur lui à ses derniers moments. Ce dernier point était assez réel ; mais l’état d’enfance ne pouvait être constaté en aucune façon.

En outre, M. d’Ionis prétendait, avec raison, que, pressé par ses créanciers, d’Aillane leur avait cédé l’immeuble au-dessous de sa valeur, et il réclamait une somme assez importante, puisque c’était le dernier débris de la fortune de ses adversaires.

M. d’Aillane n’espérait guère le succès. Il sentait la faiblesse de sa cause ; mais il tenait à se laver de l’accusation, portée contre lui, d’avoir connu ou seulement soupçonné l’existence du second testament, d’avoir engagé la personne qui en était dépositaire à le tenir caché pendant trois ans, et de s’être hâté de mobiliser l’héritage pour échapper en partie aux conséquences de l’avenir. Il y avait donc, en outre du fond de l’affaire, discussion sur la valeur réelle de l’immeuble, exagérée en plus et en moins par les deux parties, dans les débats antérieurs à l’intervention de mon père dans le procès.

Nous causions ensemble sur ce dernier point, mon père et moi, et nous n’étions pas tout à fait d’accord, lorsque Baptiste nous annonça la visite de M. d’Aillane fils, capitaine au régiment de ***.

Bernard d’Aillane était un beau garçon, de mon âge à peu près, fier, vif et plein de franchise. Il s’exprima très poliment, faisant appel à notre honneur en homme qui en connaissait la rigidité ; mais, à la fin de son exorde, emporté par la vivacité de son naturel, il laissa percer une menace fort claire contre moi, pour le cas où, dans ma plaidoirie, je viendrais à exprimer quelque doute sur la parfaite loyauté de son père.

Le mien fut plus ému que moi de ce défi, et, avocat dans l’âme, il s’en courrouça avec éloquence. Je vis que d’un projet de conciliation allait naître une querelle, et je priai les deux interlocuteurs de m’écouter.

– Permettez-moi, mon père, dis-je, de faire observer à M. d’Aillane qu’il vient de commettre une grave imprudence, et que, si je n’étais pas, grâce au devoir de ma profession, d’un sang plus rassis que le sien, je prendrais plaisir à provoquer sa colère, en faisant argument de tout pour les besoins de ma cause.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria mon père, qui était le plus doux des hommes dans son intérieur, mais passablement emporté dans l’exercice de ses fonctions. J’espère bien, mon fils, que vous ferez argument de tout, et que, s’il y a lieu, le moins du monde, à suspecter la bonne foi de vos adversaires, ce ne seront point la petite moustache et la petite épée de M. le capitaine d’Aillane, non plus que la grande moustache et la grande épée de monsieur son père, qui vous retiendront de le proclamer.

Le jeune d’Aillane était hors de lui, et, ne pouvant s’en prendre à un homme de l’âge de mon père, il avait grand besoin de s’en prendre à moi.