Il m’envoya quelques paroles assez aigres que je ne relevai pas, et, m’adressant toujours à mon père, je lui répondis :
– Vous avez parfaitement raison de croire que je ne me laisserai pas intimider ; mais il faut pardonner à M. d’Aillane d’avoir eu cette pensée. Si je me trouvais dans la même situation que lui, et que votre honneur fût en cause, songez, mon cher père, que je ne serais peut-être pas plus patient et plus raisonnable qu’il ne faut. Ayons donc des égards pour son inquiétude, et, puisque nous pouvons la soulager, n’ayons pas la rigueur de la faire durer davantage. J’ai assez examiné l’affaire pour être persuadé de l’extrême délicatesse de toute la famille d’Aillane, et je me ferai un plaisir comme un devoir de lui rendre hommage en toute occasion.
– Voilà tout ce que je voulais, monsieur, s’écria le jeune homme en me serrant les mains, et, maintenant, gagnez votre procès, nous ne demandons pas mieux !
– Un instant, un instant ! reprit mon père avec le feu qu’à l’audience il portait dans ses répliques. Je ne sais quelles sont, en définitive, vos idées, mon fils, sur cette parfaite loyauté ; mais, quant à moi, si je trouve, dans l’historique de l’affaire, des circonstances où elle me paraît évidente, il en est d’autres qui me laissent des doutes, et je vous prie de ne vous engager à rien, avant d’avoir pesé toutes les objections que j’étais en train de vous faire lorsque monsieur nous a accordé l’honneur de sa visite.
– Permettez-moi, mon père, répondis-je avec fermeté, de vous dire que de légères apparences ne me suffiraient pas pour partager vos doutes. Sans parler de la réputation bien établie de M. le comte d’Aillane, j’ai sur son compte et sur celui de sa famille un témoignage...
Je m’arrêtai, en songeant que ce témoignage de ma sublime et mystérieuse amie, je ne pouvais l’invoquer sans faire rire de moi. Il était pourtant si sérieux dans ma pensée, que rien au monde, pas même des faits apparents, ne m’en eussent fait douter.
– Je sais de quel témoignage vous parlez, dit mon père. Madame d’Ionis a beaucoup d’affection...
– Je connais à peine madame d’Ionis ! répliqua vivement le jeune d’Aillane.
– Aussi, je ne parle point de vous, monsieur, reprit mon père en souriant ; je parle du comte d’Aillane et de mademoiselle sa fille.
– Et moi, mon père, dis-je à mon tour, je n’ai pas voulu parler de madame d’Ionis.
– Peut-on vous demander, me dit le jeune d’Aillane, quelle est la personne qui a eu sur vous cette heureuse influence, afin que je puisse lui en savoir gré ?
– Vous me permettrez, monsieur, de ne pas vous le dire. Ceci m’est tout personnel.
Le jeune capitaine me demanda pardon de son indiscrétion, prit congé de mon père un peu froidement, et se retira en me témoignant sa gratitude pour mes bons procédés.
Je le suivis jusqu’à la porte de la rue, comme pour le reconduire. Là, il me tendit encore la main ; mais, cette fois, je retirai la mienne, et, le priant d’entrer un instant dans mon appartement, qui donnait sur le vestibule d’entrée de notre maison, je lui déclarai de nouveau que j’étais persuadé de la noblesse de sentiments de son père, et bien déterminé à ne pas porter la moindre atteinte à l’honneur de sa famille. Après quoi je lui dis :
– Ceci établi, monsieur, vous allez me permettre de vous demander raison de l’insulte que vous m’avez faite, en doutant de ma fierté jusqu’à me menacer de votre ressentiment. Si je ne l’ai pas fait devant mon père, qui semblait m’y pousser, c’est parce que je sais que, sa colère passée, il se fût senti le plus malheureux des hommes. J’ai aussi une mère fort tendre ; c’est ce qui me fait vous demander le secret sur l’explication que nous avons ici. Chargé des intérêts de madame d’Ionis, c’est demain que je plaide sa cause. Je vous prie donc de m’accorder pour après-demain, au sortir du Palais, le rendez-vous que je vous demande.
– Non, parbleu ! il n’en sera rien, s’écria le jeune homme en me sautant au cou. Je n’ai pas la moindre envie de tuer un garçon qui me montre tant de cœur et de justice ! J’ai eu tort, j’ai agi en mauvaise tête, et me voilà tout prêt à vous en demander pardon.
– C’est fort inutile, monsieur, car vous étiez tout pardonné d’avance. Dans mon état, on est exposé à ces offenses-là, et elles n’atteignent pas un honnête homme ; mais il n’y en a pas moins nécessité pour moi de me battre avec vous.
– Oui-da ! Et pourquoi diable, après les excuses que je vous fais ?
– Parce que ces excuses sont intimes, tandis que votre visite ici a été publique. Voilà votre grand cheval qui piaffe à notre porte, et votre soldat galonné qui attire tous les regards. Vous savez bien ce que c’est qu’une petite ville de province. Dans une heure, tout le monde saura qu’un brillant officier est venu menacer un petit avocat plaidant contre lui, et vous pouvez être bien sûr que, demain, lorsque j’aurai pour vous et les vôtres les égards que je crois vous devoir, plus d’un esprit malveillant m’accusera d’avoir peur de vous, et rira de ma figure placée en regard de la vôtre. Je me résigne à cette humiliation ; mais, mon devoir accompli, j’aurai un autre devoir qui sera de prouver que je ne suis pas un lâche, indigne d’exercer une profession honorable, et capable de trahir la confiance de ses clients dans la crainte d’un coup d’épée. Songez que je suis très jeune, monsieur, et que j’ai à établir mon caractère, à présent ou jamais.
– Vous me faites comprendre ma faute, répondit M. d’Aillane. Je n’ai pas senti la gravité de ma démarche, et je vous dois des excuses publiques.
– Il sera trop tard après ma plaidoirie : on pourrait toujours croire que j’ai cédé à la crainte ; et il serait trop tôt auparavant, on pourrait croire que vous craignez mes révélations.
– Alors je vois qu’il n’y a pas moyen de s’arranger, et que tout ce que je peux faire pour vous, c’est de vous donner la réparation que vous exigez. Comptez donc sur ma parole et sur mon silence. En sortant du Palais, demain, vous me trouverez au lieu qu’il vous plaira de désigner.
Nous fîmes nos conventions. Après quoi, le jeune officier me dit d’un air affectueux et triste :
– Voilà pour moi une mauvaise affaire, monsieur ! car, si j’avais le malheur de vous tuer, je crois que je me tuerais moi-même après. Je ne pourrais pas me pardonner la nécessité où j’ai mis un homme de cœur comme vous de jouer sa vie contre la mienne.
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