Je goûtai les vins et les trouvai d’une si bonne qualité, que je fis généreusement aux fantômes le sacrifice de ne pas entamer une seule des carafes d’eau qui leur étaient destinées.
Et, tout en mangeant avec grand plaisir, je me mis enfin à songer à cette chronique, et à me demander comment je raconterais les prodiges que je ne pouvais me dispenser d’avoir vus. Je regrettais que Zéphyrine ne m’eût pas donné plus de détails sur les fantaisies présumées des trois mortes. L’extrait du manuscrit de 1650 n’était pas assez explicite : ces dames devaient-elles attendre que je fusse endormi pour venir, comme des souris, grignoter sur ma table les pains dont on les savait si friandes ? ou bien allaient-elles m’apparaître d’un moment à l’autre, et s’asseoir, l’une à ma gauche, la seconde à ma droite, et la troisième en face de moi ?
Minuit sonna, c’était l’heure classique, l’heure fatale !
II
L’apparition
Minuit sonna jusqu’au douzième coup, sans qu’aucune apparition se produisit. Je me levai, pensant que j’en étais quitte : j’avais fini de manger, et, après une douzaine de lieues à cheval, je commençais à sentir le besoin du sommeil, lorsque l’horloge du château, qui avait un très beau timbre grave et retentissant, se mit à recommencer les quatre quarts et les douze heures avec une lenteur imposante.
Avouerai-je que je me sentis un peu ému de cette sorte de retour de l’heure fantastique que je croyais révolue ? Pourquoi pas ? J’avais fait jusque-là si bonne contenance de philosophe ! Pour être un fervent disciple de la raison, je n’en étais pas moins un très jeune homme, et un homme d’imagination, élevé sur les genoux d’une mère qui croyait encore fermement à toutes les légendes dont elle m’avait bercé, lesquelles ne m’avaient pas toujours fait rire.
Je m’aperçus de l’imperceptible malaise que j’éprouvais, et, pour le combattre, car j’en fus très honteux, je me hâtai de me déshabiller. L’horloge avait fini, j’étais dans mon lit, et j’allais souffler ma bougie, lorsqu’une horloge plus éloignée du village se mit à sonner à son tour les quatre quarts et les douze heures, mais d’une voix si lugubre et avec une si mortelle nonchalance, que j’en fus sérieusement impatienté. Pour peu qu’elle eût, comme celle du château, double sonnerie, il n’y avait pas de raison pour en finir.
Il me sembla, en effet, pendant quelques minutes, que je l’entendais recommencer, et qu’elle sonnait trente-sept heures ; mais c’était une pure illusion, comme je m’en assurai en ouvrant ma fenêtre. Le plus profond silence régnait dans le château et dans la campagne. Le ciel était voilé tout à fait ; on n’apercevait plus aucune étoile ; l’air était lourd ; et je voyais des volées de phalènes et de noctuelles s’agiter dans le rayon de lumière que ma bougie projetait au dehors. Leur inquiétude était un signe d’orage. Comme j’ai toujours beaucoup aimé l’orage, je me plus à en respirer les approches. De courtes rafales m’apportaient le parfum des fleurs du jardin. Le rossignol chanta encore une fois et se tut pour chercher un abri. J’oubliai ma sotte émotion en jouissant du spectacle de la réalité.
Ma chambre donnait sur la cour d’honneur, qui était vaste et entourée de constructions magnifiques, dont les masses légères se découpaient en bleu pâle sur le ciel noir, à la lueur des premiers éclairs.
Mais le vent se leva et me chassa de la fenêtre, dont il semblait vouloir emporter les rideaux. Je fermai tout, et, avant de me recoucher, je voulus braver les spectres et satisfaire Zéphyrine en accomplissant avec conscience ce que je présumai être les rites de l’évocation. Je nettoyai la table et en ôtai les restes de mon repas. Je plaçai les trois carafes, autour de la corbeille. Je n’avais pas dérangé le sel ; et, voulant me venger de moi-même en provoquant jusqu’au bout ma propre imagination, je mis trois chaises autour de la table et trois flambeaux sur la table, un devant chaque fauteuil.
Après quoi, j’éteignis tout et m’endormis tranquillement, sans manquer de me comparer à sire Enguerrand, dont ma mère m’avait souvent chanté, sous forme de complainte, les aventures dans le terrible château des Ardennes.
Il faut croire que mon premier sommeil fut très profond, car je ne sais ce que devint l’orage, et ce ne fut pas lui qui me réveilla ; ce fut un cliquetis de verres sur la table, que j’entendis, d’abord à travers je ne sais quels rêves, et que je finis par entendre en réalité. J’ouvris les yeux, et... me croie qui voudra, mais je fus témoin de choses si surprenantes, qu’après vingt ans, le moindre détail en est resté dans ma mémoire, aussi net que le premier jour.
Il y avait de la clarté dans ma chambre, bien que je ne visse aucun flambeau allumé. C’était comme une lueur verte très vague, qui semblait partir de la cheminée. Cette faible clarté me permit de voir, non pas distinctement, mais assurément, trois personnes ou plutôt trois formes assises sur les fauteuils que j’avais disposés autour de la table, l’une à droite, l’autre à gauche, la troisième entre les deux premières, vis-à-vis de la cheminée et le dos tourné à mon lit.
À mesure que ma vue s’habituait à cette lueur, je croyais reconnaître, dans ces trois ombres, des femmes vêtues ou plutôt enveloppées de voiles d’un blanc verdâtre, très amples, qui par moments me semblaient être des nuages, et qui leur cachaient entièrement la figure, la taille et les mains. Je ne sais si elles agissaient, mais je ne pouvais saisir aucun de leurs mouvements, et cependant le cliquetis des carafes continuait, comme si elles les eussent poussées et heurtées, selon une sorte de rythme, contre la corbeille de porcelaine.
Après quelques instants accordés, je le confesse, à une terreur très vive, je pensai que j’étais dupe d’une mystification, et j’allais sauter résolument au milieu de la chambre pour faire peur à qui voulait m’effrayer, lorsque, me souvenant que dans cette maison je ne pouvais avoir affaire qu’à des femmes honnêtes, peut-être à de grandes dames qui me faisaient l’honneur de se moquer de moi, je tirai brusquement mon rideau et me rhabillai à la hâte.
Quand ce fut fait, j’écartai le rideau afin de guetter le moment de surprendre ces malignes personnes par un grand éclat de ma plus grosse voix. Mais quoi ! plus rien ! tout avait disparu. J’étais dans une obscurité profonde.
À cette époque, on n’avait pas trouvé le moyen de se procurer instantanément de la lumière ; je n’avais pas même celui de m’en procurer lentement à l’aide de la pierre à fusil. Je fus réduit à m’approcher à tâtons de la table, où je ne trouvai absolument rien que les fauteuils, les carafes, les flambeaux et les pains, dans l’ordre où je les avais placés. Aucun bruit appréciable n’avait trahi le départ des étranges visiteuses : il est vrai que le vent soufflait encore très fort et s’engouffrait en plaintes lamentables dans la vaste cheminée de ma chambre.
J’ouvris la fenêtre et ma jalousie, contre laquelle j’eus à lutter pour l’assujettir. Il ne faisait pas encore jour, et le peu de transparence de l’air extérieur ne me permit pas de voir toutes les parties de ma chambre. Je fus réduit à tâtonner partout, ne voulant pas appeler ni interroger, tant je craignais de paraître effrayé. Je passai dans le salon et dans l’autre pièce, me livrant sans plus de bruit aux mêmes recherches, et je revins m’asseoir sur mon lit pour faire sonner ma montre et songer à mon aventure.
Ma montre était déréglée et les horloges du dehors sonnèrent une demie, comme pour me déclarer qu’il n’y avait pas moyen de savoir l’heure.
J’écoutai le vent et tâchai de me rendre compte de ses bruits et de ceux qui pourraient partir de quelque coin de mon appartement. Je mis mes yeux et mes oreilles à la torture.
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