J’y mis aussi mon esprit pour lui demander si je n’avais pas rêvé ce que j’avais cru voir. La chose était possible, bien que je ne pusse me rendre compte du rêve qui avait dû précéder et amener ce cauchemar.

Je résolus de ne pas m’en tourmenter davantage et d’attendre sur mon lit le retour du sommeil sans me déshabiller, en cas de mystification nouvelle.

Je ne pus me rendormir. Je me sentais cependant fatigué, et le vent me berçait irrésistiblement ; je m’assoupissais à chaque instant ; mais, à chaque instant, je rouvrais les yeux et regardais, malgré moi, dans le noir et dans le vide avec méfiance.

Je commençais enfin à sommeiller, lorsque le cliquetis recommença, et, cette fois, ouvrant les yeux bien grands, mais ne bougeant pas, je vis les trois spectres à leur place, immobiles en apparence, avec leurs voiles verts flottant dans la lueur verte qui partait de la cheminée.

Je feignis de dormir, car il est probable que l’on ne pouvait voir mes yeux ouverts dans l’ombre de l’alcôve, et j’observai attentivement. Je n’étais plus effrayé ; je n’éprouvais plus que la curiosité de surprendre un mystère plaisant ou désagréable, une fantasmagorie très bien mise en scène par des personnages réels, ou... J’avoue que je ne trouvais pas de définition à la seconde hypothèse : elle ne pouvait être que folle et ridicule, et cependant elle me tourmentait comme admissible.

Je vis alors les trois ombres se lever, s’agiter et tourner rapidement et sans aucun bruit, autour de la table, avec des gestes incompréhensibles. Elles m’avaient paru de médiocre stature tant qu’elles avaient été assises : debout, elles étaient aussi grandes que des hommes. Tout à coup, une d’entre elles diminua, reprit la taille d’une femme, devint toute petite, grandit démesurément et se dirigea vers moi, pendant que les deux autres se tenaient debout sous le manteau de la cheminée.

Ceci me fut très désagréable ; et, par un mouvement d’enfant, je mis mon oreiller sur ma figure, comme pour élever un obstacle entre moi et la vision.

Puis j’eus encore honte de ma sottise, et je regardai attentivement. Le spectre était assis sur le fauteuil placé au pied de mon lit. Je ne vis pas sa figure. La tête et le buste étaient, non pas ombragés, mais comme brisés par le rideau de l’alcôve. La lueur du foyer, devenue plus vive, dessinait seulement la moitié inférieure d’un corps et les plis d’un vêtement dont la forme et la couleur n’avaient plus rien de déterminé, mais dont la réalité ne pouvait plus être révoquée en doute.

Cela était d’une immobilité effrayante, comme si rien ne respirait sous cette sorte de linceul. J’attendis quelques instants qui me parurent un siècle. Je sentis que je perdais le sang-froid dont je m’étais armé. Je m’agitai sur mon lit ; j’eus la pensée de fuir je ne sais où. J’y résistai. Je passai la main sur mes yeux, puis je l’avançai résolument pour saisir le spectre par les plis de ce vêtement si visible et si bien éclairé : je ne touchai que le vide. Je m’élançai sur le fauteuil : c’était un fauteuil vide. Toute clarté et toute vision avaient disparu. Je recommençai à parcourir la chambre et les autres pièces. Comme la première fois, je les trouvai désertes. Bien certain de n’avoir, cette fois, ni rêvé ni dormi, je restai levé jusqu’au jour, qui ne tarda pas à paraître.

On a beaucoup étudié, depuis quelques années, les phénomènes de l’hallucination ; on les a observés et caractérisés. Des hommes de science en ont fait l’analyse sur eux-mêmes. J’ai vu même des femmes délicates et nerveuses en subir les accès fréquents, non pas sans souffrance et sans tristesse, mais sans terreur, et en se rendant très bien compte de l’état d’illusion où elles se trouvaient.

Dans ma jeunesse, on n’était pas si avancé. Il n’y avait guère de milieu entre la négation absolue de toute vision et la croyance aveugle aux apparitions. On riait de ceux qui étaient tourmentés de ces visions, que l’on attribuait à la crédulité et à la peur, et que l’on n’excusait que dans le cas de grave maladie.

Il m’arriva donc, pendant ma terrible insomnie, de m’interroger sévèrement et de me faire une très dure et très injuste réprimande sur la faiblesse de mon esprit, sans songer à me dire que tout cela pouvait être l’effet d’une mauvaise digestion ou d’une influence atmosphérique. Cette idée me fût venue difficilement ; car, sauf un peu de fatigue et de mauvaise humeur, je ne me sentais pas du tout malade.

Bien résolu à ne me vanter à personne de l’aventure, je me couchai et dormis très bien jusqu’à l’heure où Baptiste frappa chez moi pour m’avertir de l’approche du déjeuner. J’allai lui ouvrir après avoir bien constaté que ma porte était restée fermée au verrou, comme je m’en étais assuré avant de m’endormir ; j’avais fait et je fis encore la même observation sur l’autre porte de mon appartement, je comptai les gros pitons de fer qui assujettissent les plaques des cheminées ; je cherchai en vain la possibilité et les indices d’une porte secrète.

– À quoi bon, d’ailleurs ? me disais-je mélancoliquement, pendant que Baptiste me poudrait les cheveux ; n’ai-je pas vu un objet qui n’avait pas de consistance, une robe ou un suaire qui s’est évanoui sous ma main ?

Sans cette circonstance concluante, j’aurais pu attribuer tout à une moquerie de madame d’Ionis ; car j’appris de Baptiste qu’elle était rentrée la veille, vers minuit.

Cette nouvelle m’arracha à mes préoccupations. Je donnai des soins à ma coiffure et à ma toilette. J’étais un peu contrarié d’être voué au noir par ma profession ; mais ma mère m’avait muni de si beau linge et d’habits si bien coupés, que je me trouvai, en somme, fort présentable : je n’étais ni laid ni mal fait. Je ressemblais à ma mère, qui avait été fort belle ; et, sans être fat, j’étais habitué à voir dans tous les yeux l’impression favorable que produit une physionomie heureuse.

Madame d’Ionis était au salon quand j’y entrai.