Je vis une femme ravissante, en effet, mais beaucoup trop petite pour avoir figuré de sa personne dans mon trio de spectres. Elle n’avait, d’ailleurs, rien de fantastique ni de diaphane. C’était une beauté du genre réel, fraîche, gaie, vivante, portant avec grâce ce que l’on appelait, dans le style du temps, un aimable embonpoint, parlant avec finesse et justesse sur toutes choses, et laissant percer une grande énergie de caractère sous une grande douceur de formes.

Je compris, au bout de quelques paroles échangées avec elle, comment, grâce à tant d’esprit et de résolution, de franchise et d’adresse, elle venait à bout de vivre en bonne intelligence avec un assez mauvais mari et une belle-mère très bornée.

À peine le déjeuner fut-il commencé, que la douairière, m’examinant, me trouva souffrant et pâle, quoique j’eusse assez oublié mon aventure pour manger de bon appétit et me sentir doucement ému des aimables soins de ma belle hôtesse.

Me rappelant alors les recommandations de Zéphyrine, je m’empressai de dire que j’avais bien dormi et fait des rêves très agréables.

– Ah ! j’en étais sûre ! s’écria la vieille dame naïvement enchantée. On rêve toujours bien dans cette chambre-là ! Faites-nous part de vos rêves, monsieur Nivières ?

– Ils ont été très confus ; je crois pourtant me rappeler une dame...

– Une seule ?

– Peut-être deux !

– Peut-être trois aussi ? dit madame d’Ionis en souriant.

– Précisément, madame, vous me rappelez qu’elles étaient trois !

– Jolies ? dit la douairière triomphante.

– Assez jolies, bien qu’un peu fanées.

– Vraiment ? reprit madame d’Ionis, qui semblait s’entendre avec les yeux de Zéphyrine, assise au petit bout de la table, pour me donner la réplique. Et que vous ont-elles dit ?

– Des choses incompréhensibles. Mais, si cela intéresse madame la comtesse douairière, je ferai mon possible pour m’en souvenir.

– Ah ! mon cher enfant, dit la douairière, cela m’intéresse à un point que je ne puis vous dire. Je vous expliquerai ça tout à l’heure. Commencez par nous raconter...

– Raconter me sera bien difficile. Peut-on raconter un rêve ?

– Peut-être ! si on vous aidait dans vos souvenirs, dit avec un grand sang-froid madame d’Ionis, résignée à flatter la manie de sa belle-mère ; ne vous ont-elles point parlé de la prospérité future de cette maison ?

– Il me semble bien que oui, en effet.

– Ah ! vous voyez, Zéphyrine, s’écria la douairière, vous qui ne croyez à rien ! et je parie qu’elles ont parlé du procès ! Dites, monsieur Nivières, dites bien tout !

Un regard de madame d’Ionis m’avertit de ne pas répondre. Je déclarai n’avoir pas entendu un mot du procès dans mes songes. La douairière en parut très contrariée, et se tranquillisa bientôt, en disant :

– Ça viendra ! ça viendra !

Ce ça viendra me sembla très désobligeant, bien qu’il fût dit avec une bienveillance optimiste. Je ne me souciais nullement de recommencer une aussi mauvaise nuit ; mais, à mon tour, je me résignai vite lorsque madame d’Ionis me dit à demi-voix, pendant que la douairière querellait Zéphyrine sur son incrédulité :

– C’est bien aimable à vous de vous prêter à la fantaisie du jour dans notre maison. J’espère que vous n’aurez, en effet, chez nous, que de bons rêves ; mais vous n’êtes pas absolument forcé de voir toutes les nuits ces trois demoiselles. Il suffit que vous en parliez aujourd’hui sans rire à mon excellente belle-mère. Cela lui fait grand plaisir et ne compromet pas votre courage. Tous nos amis sont décidés à les voir pour avoir la paix.

Je fus assez dédommagé et assez électrisé par l’air d’intimité confiante que prenait avec moi cette charmante femme, pour recouvrer ma gaieté ordinaire, et je me prêtai, durant tout le repas, à retrouver peu à peu le souvenir des choses merveilleuses qui m’avaient été révélées. Je promis surtout de longs jours à la douairière, de la part des trois dames vertes.

– Et mon asthme, monsieur ? dit-elle, vous ont-elles dit que je guérirais de mon asthme ?

– Pas précisément ; mais elles ont parlé de longue vie, fortune et santé.

– Tout de bon ? Eh bien, vraiment, je n’en demande pas davantage au bon Dieu. – À présent, ma fille, dit-elle à sa bru, vous qui racontez si bien, faites donc part à ce bon jeune homme de la cause de ses rêves et dites-lui l’histoire des trois demoiselles d’Ionis.

Je fis l’étonné. Madame d’Ionis demanda la permission de me confier le manuscrit qu’elle n’avait rédigé, disait-elle, que pour se dispenser de faire trop souvent le même récit.

Le déjeuner était fini. La douairière alla faire sa sieste.

– Il fait trop chaud pour aller au jardin en plein midi, me dit madame d’Ionis, et, pourtant, je ne veux pas vous faire travailler à ce maudit procès en sortant de table. Si vous voulez visiter l’intérieur du château, qui est assez intéressant, je vous servirai de guide.

– Accepter la proposition est d’un indiscret et d’un malappris, répondis-je, et pourtant j’en meurs d’envie.

– Eh bien, ne mourez pas, et venez, dit-elle avec une gaieté adorable.

Mais elle ajouta aussitôt, et fort naturellement :

– Viens avec nous, ma bonne Zéphyrine, tu nous ouvriras les portes.

Une heure plus tôt, l’adjonction de Zéphyrine m’eût été fort agréable ; mais je ne me sentais plus si timide auprès de madame d’Ionis, et j’avoue que ce tiers entre nous me contraria. Je n’avais certes aucune sotte présomption, aucune idée impertinente ; mais il me semblait que j’aurais causé avec plus de sens et d’agrément dans le tête-à-tête. La présence de cette pleine lune affadissait toutes mes idées et gênait l’essor de mon imagination.

Et puis Zéphyrine ne songeait qu’à la chose que je me serais justement plu à oublier.

– Vous voyez bien, madame Caroline, dit-elle à madame d’Ionis en traversant la galerie du rez-de-chaussée, il n’y a rien du tout dans la chambre aux dames vertes. M. Nivières y a parfaitement dormi !

– Eh ! mon Dieu, ma bonne, je n’en doute pas, répondit la jeune femme. M. Nivières ne me fait pas l’effet d’un fou ! Cela ne m’empêchera pas de croire que l’abbé de Lamyre y a vu quelque chose.

– En vérité ? dis-je un peu ému. J’ai eu l’honneur de voir quelquefois M. de Lamyre ; je le croyais aussi peu fou que moi-même.

– Il n’est pas fou, monsieur, reprit Zéphyrine, c’est un badin qui raconte sérieusement des folies.

– Non ! dit madame d’Ionis avec décision, c’est un homme d’esprit qui se monte la tête. Il a commencé par se moquer de nous et nous faire des contes de revenants.