Il était facile alors, non pour notre bonne douairière, mais pour nous, de voir qu’il plaisantait. Mais peut-être ne faut-il pas trop plaisanter avec certaines idées folles. Il est très certain pour moi qu’une nuit il a eu peur, puisque rien n’a pu le décider depuis à rentrer dans cette chambre. Mais parlons d’autre chose ; car je suis sûre que M. Nivières est déjà rassasié de cette histoire ; moi, j’en ai par-dessus la tête, et, puisque tu lui as montré d’avance le manuscrit, me voilà dispensée de m’en occuper davantage.

– C’est singulier, madame, reprit Zéphyrine en riant, on dirait que vous-même, à votre tour, vous commencez à croire à quelque chose ! Il n’y a donc que moi dans la maison qui resterai incrédule !

Nous entrions dans la chapelle, et madame d’Ionis m’en fit rapidement l’historique. Elle était fort instruite et nullement pédante. Elle me montra, en me les expliquant, toutes les salles importantes, les statues, les peintures, les meubles rares et précieux que contenait le château. Elle mettait à tout une grâce incomparable et une complaisance inouïe. Je devenais amoureux, comme qui dirait à vue d’œil, amoureux au point d’être jaloux à l’idée qu’elle était peut-être aussi aimable avec tout le monde qu’elle l’était avec moi. Nous arrivâmes ainsi dans une immense et magnifique salle, divisée en deux galeries par une élégante rotonde. On appelait cette salle la bibliothèque, bien qu’une partie seulement fût consacrée aux livres. L’autre moitié était une sorte de musée de tableaux et d’objets d’art. La rotonde contenait une fontaine entourée de fleurs. Madame d’Ionis me fit remarquer ce monument précieux, que l’on avait récemment retiré des jardins pour le mettre à l’abri et le préserver d’accident, la chute d’une grosse branche l’ayant un peu endommagé dans une nuit d’orage.

C’était un rocher de marbre blanc sur lequel s’enlaçaient des monstres marins, et, au-dessus d’eux, sur la partie la plus élevée, était assise avec grâce une néréide, que l’on regardait comme un chef-d’œuvre. On attribuait ce groupe à Jean Goujon, ou tout au moins à l’un de ses meilleurs élèves.

La nymphe, au lieu d’être nue, était chastement drapée ; circonstance qui faisait croire que c’était le portrait d’une dame pudique qui n’avait ni voulu poser dans le simple appareil d’une déesse, ni permettre que l’artiste interpréta ses formes élégantes pour les placer sous les yeux d’un public profane. Mais ces draperies, dont la partie supérieure de la poitrine et les bras jusqu’à l’épaule étaient seuls dégagés, n’empêchaient pas d’apprécier l’ensemble de ce type étrange qui caractérise la statuaire de la renaissance, ces proportions élancées, cette rondeur dans la ténuité, cette finesse dans la force, enfin ce quelque chose de plus beau que nature qui étonne d’abord comme un rêve, et qui, peu à peu, s’empare de la plus enthousiaste région de l’esprit. On ne sait si ces beautés ont été conçues pour les sens, mais elles ne les troublent pas. Elles semblent nées directement de la Divinité dans quelque Éden, ou sur quelque mont Ida, dont elles n’ont pas voulu descendre pour se mêler à nos réalités. Telle est la fameuse Diane de Jean Goujon, grandiose, presque effrayante d’aspect, malgré l’extrême douceur de ses linéaments, exquise et monumentale, mouvementée comme la vigueur physique, et cependant calme comme la puissance intellectuelle.

Je n’avais encore rien vu ou rien remarqué de cette statuaire nationale que nous n’avons peut-être jamais assez appréciée, et qui met la France de cette époque à côté de l’Italie de Michel-Ange. Je ne compris pas d’emblée ce que je voyais ; j’y étais mal disposé, d’ailleurs, par la comparaison de ce type surprenant avec la beauté rondelette et mignonne de madame d’Ionis, un vrai type Louis XV, toujours souriant, et plus saisissant par le sentiment de la vie que par la grandeur de la pensée.

– Ceci est plus beau que le vrai, n’est-ce pas ? me dit-elle en me faisant remarquer les longs bras et le corps de serpent de la néréide.

– Je ne trouve pas, répondis-je en regardant avec une ardeur involontaire madame d’Ionis.

Elle ne parut pas y faire attention.

– Arrêtons-nous ici, me dit-elle. Il y fait très bon et très frais. Si vous voulez, nous allons parler d’affaires. Zéphyrine, ma chère bonne, tu peux nous laisser.

J’étais enfin seul avec elle ! Deux ou trois fois, depuis une heure, son beau regard, naturellement vif et aimant, m’avait donné le vertige, et je m’étais imaginé que je me jetterais à ses pieds si Zéphyrine n’eût été là. Mais à peine fut-elle partie, que je me sentis enchaîné par le respect et la crainte, et que je me mis à parler du procès avec une lucidité désespérée.

 

 

III

 

Le procès

 

– Ainsi, me dit-elle après m’avoir écouté avec attention, il n’y a pas moyen de le perdre ?

– L’avis de mon père et le mien est que, pour le perdre, il faudrait le vouloir.

– Mais votre excellent père a bien compris que je le voulais absolument ?

– Non, madame, répondis-je avec fermeté ; car il s’agissait de faire mon devoir, et je rentrais dans le seul rôle convenable que j’eusse à jouer auprès de cette noble femme ; non ! mon père ne l’entend pas ainsi. Sa conscience lui défend de trahir les intérêts qui lui ont été confiés par M. le comte d’Ionis. Il croit que vous amènerez votre époux à une transaction, et il la rendra aussi acceptable que possible aux adversaires que vous protégez ; mais il ne se résoudra jamais à vouloir persuader à M. d’Ionis que sa cause est mauvaise en justice.

– En justice légale ! répliqua-t-elle avec un triste et doux sourire, mais, en justice vraie, en justice morale et naturelle, votre digne père sait bien que notre droit nous conduit à exercer une cruelle spoliation.

– Ce que mon père pense à cet égard, répondis-je un peu ébranlé, il n’en doit compte qu’à sa propre conscience. Quand l’avocat peut défendre une cause où les deux justices dont vous parlez sont en sa faveur, il est bien heureux, bien dédommagé de celles où il les trouve en opposition ; mais il ne doit jamais approfondir cette distinction quand il a accepté bien volontairement son mandat, et vous savez, madame, que mon père n’a consenti à poursuivre M. d’Aillane que parce que vous l’avez voulu.

– Je l’ai voulu, oui ! j’ai obtenu de mon mari que ce soin ne fût pas confié à un autre ; j’ai espéré que votre père, le meilleur et le plus honnête homme que je connaisse, réussirait à sauver cette malheureuse famille de la rigoureuse poursuite de la mienne.