Un avocat peut toujours se montrer retenu et généreux, surtout quand il sait qu’il ne sera pas désavoué par son principal client. Et c’est moi qui suis ce client, monsieur ! Il s’agit de ma fortune et non de celle de M. d’Ionis, que rien ne menace.

– Il est vrai, madame ; mais vous êtes en puissance de mari, et le mari, comme chef de la communauté...

– Ah ! je le sais de reste ! Il a sur ma fortune plus de droits que moi-même et il en use dans mon intérêt, je veux le croire ; mais il oublie, en ceci, celui de ma conscience : et pour qui ? Il a une immense fortune personnelle, et pas d’enfants ; j’ai donc devant Dieu le droit de me dépouiller d’une partie de mon opulence pour ne pas ruiner d’honnêtes gens, victimes d’une question de procédure.

– Ce sentiment est digne de vous, madame, et je ne suis pas ici pour contester un si beau droit, mais pour vous rappeler notre devoir, à nous autres, et vous prier de ne pas exiger que nous y manquions. Tous les ménagements conciliables avec le gain de votre procès, nous les aurons, dussions-nous encourir les reproches de M. d’Ionis et de sa mère. Mais reculer devant la tâche acceptée, en déclarant que le succès est douteux et qu’il y aurait profit à transiger, c’est ce que l’étude approfondie de l’affaire nous interdit, sous peine de mensonge et de trahison.

– Eh bien, non ! vous vous trompez ! s’écria madame d’Ionis avec feu : je vous assure que vous vous trompez ! Ce sont là des subtilités d’avocat qui font illusion à un homme vieilli dans la pratique, mais qu’un jeune homme sensible ne doit pas accepter comme une règle absolue de sa conduite... Si votre père s’est chargé du procès, et vous convenez qu’il l’a fait à ma requête, c’est parce qu’il pressentait mes intentions. S’il les avait méconnues, je m’en affligerais et je croirais que l’on n’a pas pour moi dans votre maison l’estime que j’aimerais à vous inspirer. Là où l’on sent que la victoire serait horrible, on ne doit pas craindre de proposer la paix avant la bataille. Agir autrement, c’est se faire une fausse idée du devoir. Le devoir n’est pas une consigne militaire ; c’est une religion, et la religion qui prescrirait le mal, n’en serait pas une. Taisez-vous ! ne me parlez plus de votre mandat ! Ne mettez pas l’ambition de M. d’Ionis au-dessus de mon honneur ; ne faites pas de cette ambition une chose sacrée ; c’est une chose fâcheuse, et rien de plus. Unissez-vous à moi pour sauver des malheureux. Faites que je puisse voir en vous un ami selon mon cœur, bien plutôt qu’un légiste infaillible et un avocat implacable !

En me parlant ainsi, elle me tendait la main et m’inondait du feu enthousiaste de ses beaux yeux bleus. Je perdis la tête, et, couvrant cette main de baisers, je me sentis vaincu. Je l’étais d’avance, j’étais de son avis avant de l’avoir vue.

Je me défendis cependant encore. J’avais juré à mon père de ne pas le faire céder aux considérations de sentiment que sa cliente lui avait fait pressentir par ses lettres. Madame d’Ionis ne voulut rien entendre.

– Vous parlez, me dit-elle, en bon fils qui plaide la cause de son père ; mais j’aimerais mieux que vous fussiez moins bon avocat.

– Ah ! madame, m’écriai-je étourdiment, ne me dites pas que je plaide ici contre vous, car vous me feriez trop haïr un état pour lequel je sens bien que je n’ai pas l’insensibilité qu’il faudrait.

Je ne vous fatiguerai pas du fond du procès intenté par la famille d’Ionis à la famille d’Aillane. L’entretien que je viens de rapporter suffit à l’intelligence de mon récit. Il s’agissait d’un immeuble de cinq cent mille francs, c’est-à-dire de presque toute la fortune foncière de notre belle cliente. M. d’Ionis employait fort mal l’immense richesse qu’il possédait de son côté. Il était perdu de débauche, et les médecins ne lui donnaient pas deux ans à vivre. Il était très possible qu’il laissât à sa veuve plus de dettes que de bien. Madame d’Ionis, renonçant au bénéfice de son procès, était donc menacée de retomber, du faîte de l’opulence, dans un état de médiocrité pour lequel elle n’avait pas été élevée. Mon père plaignait beaucoup la famille d’Aillane, qui était infiniment estimable et qui se composait d’un digne gentilhomme, de sa femme et de ses deux enfants. La perte du procès les jetait dans la misère ; mais mon père préférait naturellement se dévouer à l’avenir de sa cliente et la préserver d’un désastre. Là était pour lui le véritable cas de conscience ; mais il m’avait recommandé de ne pas faire valoir cette considération auprès d’elle. « C’est une âme romanesque et sublime, m’avait-il dit, et plus on lui alléguera son intérêt personnel, plus elle s’exaltera dans la joie de son sacrifice ; mais l’âge viendra, et l’enthousiasme passera.