Alors, gare aux regrets ! Et gare aussi aux reproches qu’elle serait en droit de nous faire pour ne pas l’avoir sagement conseillée ! »
Mon père ne me savait pas aussi enthousiaste que je l’étais moi-même. Retenu par des affaires nombreuses, il m’avait confié le soin de calmer l’élan généreux de cette adorable femme, en nous abritant derrière de prétendus scrupules qui n’étaient pour lui qu’accessoires. C’était une pensée très sage ; mais il n’avait pas prévu et je n’avais pas prévu moi-même que je partagerais si vivement les idées de madame d’Ionis. J’étais dans l’âge où la richesse matérielle n’a aucun prix dans l’imagination ; c’est l’âge de la richesse du cœur.
Et puis cette femme qui faisait sur moi l’effet de l’étincelle sur la poudre ; ce mari haïssable, absent, condamné par les médecins ; la médiocrité dont on la menaçait et à laquelle elle tendait les bras en riant... que sais-je !
J’étais fils unique, mon père avait quelque fortune, je pouvais en acquérir aussi. Je n’étais qu’un bourgeois anobli dans le passé par l’échevinage, et, dans le présent, par la considération attachée au talent et à la probité ; mais on était en pleine philosophie, et, sans se croire à la veille d’une révolution radicale, on pouvait déjà admettre l’idée d’une femme de qualité ruinée, épousant un homme du tiers dans l’aisance.
Enfin, mon jeune cerveau battait la campagne, et mon jeune cœur désirait instinctivement la ruine de madame d’Ionis. Pendant qu’elle me parlait avec animation des ennuis de l’opulence et du bonheur d’une douce médiocrité à la Jean-Jacques Rousseau, j’allais si vite dans mon roman, qu’il me semblait qu’elle daignait le deviner et y faire allusion dans chacune de ses paroles enivrées et enivrantes.
Je ne me rendis cependant pas ouvertement. Ma parole était engagée : je ne pouvais que promettre d’essayer de fléchir mon père ; je ne pouvais faire espérer d’y réussir, je ne l’espérais pas moi-même : je connaissais la fermeté de ses décisions. La solution approchait ; nous étions à bout de lenteurs et de procédure évasive. Madame d’Ionis proposait un moyen, dans le cas où elle m’amènerait à ses vues : c’était que mon père se fit malade au moment de plaider, et que la cause me fût confiée... pour la perdre !
J’avoue que je fus effrayé de cette hypothèse et que je compris alors les scrupules de mon père. Tenir dans ses mains le sort d’un client et sacrifier son droit à une question de sentiment, c’est un beau rôle quand on peut le remplir ouvertement par son ordre : mais telle n’était pas la position qui m’était faite. Il fallait, pour M. d’Ionis, sauver les apparences, faire adroitement des maladresses, employer la ruse pour le triomphe de la vertu. J’eus peur, je pâlis, je pleurai presque, car j’étais amoureux, et mon refus me brisait le cœur.
– N’en parlons plus, me dit avec bonté madame d’Ionis, qui parut deviner, si elle ne l’avait déjà fait, la passion qu’elle allumait en moi. Pardonnez-moi d’avoir mis votre conscience à cette épreuve. Non ! vous ne devez pas la sacrifier à la mienne, et il faudra trouver un autre moyen de salut pour ces pauvres adversaires. Nous le chercherons ensemble, car vous êtes avec moi pour eux, je le vois et je le sens, malgré vous ! Il faut que vous restiez près de moi quelques jours. Écrivez à votre père que je résiste et que vous combattez. Nous aurons l’air, pour ma belle-mère, d’étudier ensemble les chances de gain. Elle est persuadée que je suis née procureur, et le ciel m’est témoin qu’avant cette déplorable affaire, je ne m’y entendais pas plus qu’elle, ce qui n’est pas peu dire ! Voyons, ajouta-t-elle en reprenant sa belle et sympathique gaieté, ne nous tourmentons pas et ne soyez pas triste ! Nous viendrons à bout de trouver de nouvelles causes de retard. Tenez, il y en a une bien singulière, bien absurde et qui serait cependant toute puissante sur l’esprit de la bonne douairière, et même sur celui de M. d’Ionis. Ne la devinez-vous pas ?
– Je cherche en vain.
– Eh bien, il s’agirait de faire parler les dames vertes.
– Quoi ! réellement, M. d’Ionis partagerait la crédulité de sa mère ?
– M. d’Ionis est très brave, il a fait ses preuves, mais il croit aux esprits et il en a une peur effroyable. Que les trois demoiselles nous défendent de hâter le procès, et le procès dormira encore.
– Ainsi, vous ne trouvez rien de mieux, pour satisfaire le besoin que j’éprouve de vous seconder, que de me condamner à d’abominables impostures ? Ah ! madame, que vous savez donc l’art de rendre les gens malheureux !
– Comment ! Vous vous feriez scrupule aussi de cela ? Ne vous êtes-vous pas déjà prêté de bonne grâce...
– À une plaisanterie sans conséquence, fort bien ! Mais, si M. d’Ionis s’en mêle, et qu’il me somme de déclarer sur l’honneur...
– C’est vrai ! encore une idée qui ne vaut rien ! Reposons-nous de chercher pour aujourd’hui. La nuit porte conseil ; demain, peut-être vous proposerai-je enfin quelque chose de possible. La journée s’avance, et j’entends l’abbé de Lamyre qui nous cherche.
L’abbé de Lamyre était un petit homme charmant.
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