Le patriotisme disparut momentanément devant un péril extrême. Les deux ennemis collaborèrent avec la Société des Nations pour reconstruire leur pays et s’aidèrent mutuellement. Ce changement de sentiment fut dû en partie à l’effondrement temporaire de toute organisation nationale, en partie à la prédominance rapide dans les deux nations des pacifistes et des socialistes antinationalistes, en partie au fait que la Société des Nations fut assez puissante pour entreprendre une enquête sur les origines de la guerre et en publier l’histoire, révélant ainsi aux combattants eux-mêmes et au monde le triste rôle qu’ils avaient joué.

Nous venons d’étudier de façon assez détaillée l’incident qui, dans l’histoire de l’homme, apparaît comme l’exemple le plus dramatique peut-être de l’adage : « À petites causes, grands effets. » Réfléchissez. Par une erreur de calcul ou un défaut de ses instruments, un aviateur français s’égara, vint s’écraser sur Londres après l’envoi du message de paix. Sans cet incident, la France et l’Angleterre n’auraient point été dévastées. Si la guerre avait été étouffée dans l’œuf dès le début, comme cela fut bien près d’arriver, le parti de la raison dans le monde en aurait été grandement fortifié. Le désir d’union, encore incertain, fût devenu conviction, l’eût emporté dans l’homme, n’eût plus été simple réaction due à la terreur après chaque poussée de luttes nationales. Il fût devenu politique permanente fondée sur la confiance mutuelle. Les impulsions primitives et celles plus civilisées de l’homme étaient alors si délicatement en équilibre que, n’eût été cet incident insignifiant, le mouvement déclenché par le message de paix anglais eût pu s’acheminer uniment et rapidement vers une unification de la race humaine. Il eût pu atteindre son but avant et non après la période de détérioration mentale qui résulta en fait d’une longue épidémie de guerres. Et le Premier Âge des Ténèbres n’eût peut-être jamais été.

III. L’EUROPE APRÈS LA GUERRE ANGLO-FRANÇAISE.

Un changement subtil commença à affecter le climat mental de la planète. Ce qui est remarquable, car cette guerre, vue d’Amérique ou de Chine, ne fut après tout qu’une lutte insignifiante, guère plus qu’une dispute entre petits États querelleurs, un épisode du déclin d’une civilisation sénile. Exprimés en dollars, les dommages n’étaient point impressionnants pour le riche Occident, ni pour l’Orient aux richesses latentes. À vrai dire, l’Empire britannique, ce banian unique, cet arbre de peuples, fut dès lors moins efficace dans la diplomatie mondiale ; mais comme le lien qui unissait entre elles ses parties n’était déjà plus qu’un lien sentimental, l’Empire ne fut pas détruit par l’infortune de la branche mère. Au contraire une peur commune de l’impérialisme économique américain aidait déjà les colonies à rester loyales.

Pourtant cette lutte insignifiante fut en fait un désastre irréparable et d’une portée incalculable. Car en dépit de ces différences de tempérament qui avaient entraîné les Anglais et les Français dans une guerre, ils avaient œuvré en commun, bien que souvent sans le vouloir, pour tempérer et clarifier la mentalité européenne. Si leurs fautes eurent une grande part dans la destruction de la civilisation occidentale, les vertus dont étaient nés ces vices furent nécessaires au salut d’un monde enclin à être romanesque sans discernement. En dépit de l’aveuglement et de la mesquinerie invétérés de la politique internationale française, et de la timidité encore plus désastreuse de l’Angleterre, l’influence des deux pays sur la culture avait été salutaire, et faisait cruellement défaut à l’époque. De goûts et d’idéaux entièrement opposés, ces deux peuples en effet se ressemblaient en ce qu’ils étaient dans l’ensemble plus sceptiques que tout autre peuple occidental, et plus capables de montrer une intelligence critique et pourtant créatrice. Ces caractéristiques mêmes engendrèrent leurs défauts particuliers, chez les Anglais une prudence qui équivalait souvent à de la lâcheté morale, et chez les Français une certaine suffisance myope et rusée qui se faisait passer pour du réalisme. Il y avait bien entendu de la variété dans chaque nation. Les esprits anglais étaient d’espèces diverses, mais la plupart restaient jusqu’à un certain degré typiquement anglais ; d’où le caractère particulier de l’influence de l’Angleterre sur le monde. Plutôt indifférent, sceptique, prudent, pratique, plus tolérant que d’autres parce que plus content de lui et moins enclin à la ferveur, l’Anglais typique était capable à la fois de générosité et de rancune, d’héroïsme et d’un abandon timoré et cynique de buts affirmés comme essentiels pour la race. Les Français pouvaient, comme les Anglais, pécher contre l’humanité, mais à leur manière. Ils péchaient aveuglément, de par leur étrange incapacité à considérer la France sans passion. Les Anglais péchaient les yeux ouverts, par pusillanimité. Entre toutes les nations ils savaient le mieux unir le bon sens et les grandes conceptions. Mais ils étaient aussi les premiers à trahir ces grandes conceptions au nom du bon sens. D’où leur réputation de perfidie.

Les différences de caractère national et les formes de patriotisme n’étaient point ce qui distinguait fondamentalement les uns des autres les hommes de cette époque.