Bien qu’une tradition commune, un milieu culturel, imposassent une certaine uniformité à tous les membres d’une nation, tous les types mentaux étaient cependant représentés en chaque pays dans des proportions variables. La plus significative de toutes les différences culturelles entre les hommes, celle entre les « tribalistes » et les cosmopolites, ignorait les frontières nationales. Car dans le monde commençait à apparaître une nouvelle « nation » cosmopolite et un nouveau patriotisme universel. Dans chaque pays, un groupe choisi d’esprits ouverts s’unissaient, quels que fussent leur tempérament, leurs convictions politiques ou leur religion, en une fidélité à l’humanité en tant que race ou esprit aventureux. Par malheur ce nouveau loyalisme était encore mêlé de vieux préjugés. Certains identifiaient sincèrement la défense de l’esprit humain à celle d’une nation particulière, conçue comme le foyer de toutes lumières. Chez d’autres, l’injustice sociale faisait naître un loyalisme prolétarien militant qui, bien qu’au fond cosmopolite, infectait ses défenseurs comme ses ennemis de passions sectaires.
Un autre sentiment, moins clair et moins conscient, que le cosmopolitisme, avait aussi sa place en l’esprit des hommes : l’attachement à une intelligence impartiale, l’admiration troublée du monde qui commençait à se révéler, un monde auguste, immense, subtil, où il semblait que l’homme fût condamné à jouer un rôle infime, mais tragique. Une certaine fidélité à l’intelligence critique existait sans aucun doute depuis longtemps dans beaucoup de races, mais la France et l’Angleterre excellèrent en ce domaine. Cependant bien des choses s’opposaient à ce loyalisme dans ces deux nations même. Comme les peuples de tous les âges, ces deux-là étaient sujets à des déchaînements d’émotion insensés. L’esprit français, en général si clairvoyant, si réaliste, si dédaigneux de l’ambigu et de l’incertain, si objectif dans ses évaluations et conclusions était tellement obsédé par l’idée « France » qu’il en était totalement incapable de générosité dans les affaires internationales. Mais c’était la France, qui, avec l’Angleterre, avait largement imposé l’intégrité intellectuelle, le fil le plus rare et le plus brillant dans la trame de la culture occidentale, non seulement dans les deux nations, mais dans toute l’Europe et en Amérique. Aux dix-septième et dix-huitième siècles de l’ère chrétienne les Français et les Anglais avaient conçu plus clairement que les autres un intérêt pour le monde objectif par amour de ce monde, avaient fondé la physique et fait du scepticisme le plus brillant et le plus constructif des instruments mentaux. Par la suite, ce fut en grande partie les Français et les Anglais qui, au moyen de cet instrument, montrèrent à peu près ce qu’était l’homme par rapport à l’univers physique, et ce fut surtout les esprits choisis des deux nations qui surent se réjouir de cette découverte tonique.
Avec l’éclipse de la France et de l’Angleterre, cette grande tradition de connaissance objective commença à décliner. L’Allemagne était à présent à la tête de l’Europe. Et les Allemands, en dépit de leur génie de la mécanique, de leurs savantes contributions à l’histoire, de leur science brillante et de leur philosophie austère, étaient au fond du cœur des romantiques. Tendance qui fut à la fois leur force et leur faiblesse. Elle leur avait inspiré leur plus grand art, leurs spéculations métaphysiques les plus profondes. Mais elle les rendait aussi souvent pompeux, dépourvus de sens critique. Plus avides que d’autres esprits occidentaux de résoudre le mystère de l’existence, moins sceptiques quant au pouvoir de la raison humaine, et donc plus enclins à ignorer ou faire disparaître par la discussion les faits récalcitrants, les Allemands étaient de courageux systématiciens. Ils avaient fait de grandes choses en ce domaine. Sans eux l’Europe eût été chaotique. Mais leur passion pour l’ordre et une réalité systématisée, derrière ses apparences désordonnées, fit que leur raisonnement fut trop souvent partial. Pour atteindre les étoiles, ils posèrent d’ingénieuses échelles sur des fondations peu sûres. Ainsi, soumise à de constantes et moqueuses critiques venues de l’autre côté du Rhin et de la Mer du Nord, l’âme teutonne ne put arriver à s’exprimer totalement. Un certain malaise quant à sa sentimentalité et son manque d’objectivité poussa ce grand peuple à affirmer de temps à autre sa virilité par de grotesques brutalités, et à compenser sa vie de rêves par le commerce : toujours durs en affaires, ils réussirent brillamment. Mais ce qui leur manquait, c’était un sens critique beaucoup plus efficace.
Au-delà de l’Allemagne, la Russie. Un peuple dont le génie demandait plus encore que celui des Allemands à être discipliné par une intelligence critique. Depuis la révolution bolchevique, il était né dans les villes dispersées à travers ces immenses étendues de blé et de forêts, et plus encore dans la métropole, un art, un mode de pensée originaux en lesquels se mêlaient une passion iconoclaste, une vive sensualité, mais aussi un très remarquable pouvoir de détachement essentiellement mystique vis-à-vis de tous les désirs personnels. L’Amérique et l’Europe occidentale s’intéressaient en premier lieu à la vie individuelle et ensuite à la société.
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