Pour elles le loyalisme aux institutions impliquait un sacrifice fait à contrecœur, et l’idéal était toujours une personne accomplissant brillamment des prouesses de toutes sortes. La société n’était que la matrice nécessaire à ce joyau. Mais les Russes, que ce soit par don inné, ou de par l’influence d’une vieille tyrannie politique, de la religion, ou d’une véritable révolution sociale, avaient tendance à s’intéresser au groupe au mépris de la personne, à adorer spontanément tout ce qui était conçu comme plus élevé que l’homme, la société, Dieu ou les forces aveugles de la nature. L’Europe occidentale pouvait arriver par l’intelligence à une conception précise de la petitesse et de l’insignifiance de l’homme considéré comme un étranger parmi les étoiles ; pouvait même de ce point de vue appréhender le thème cosmique duquel tout effort humain n’est qu’un facteur contributif. Mais l’esprit russe, orthodoxe, tolstoïen, ou fanatiquement matérialiste, pouvait arriver intuitivement à la même conclusion, par perception directe, et non après un ardu pèlerinage intellectuel, et l’ayant atteinte, pouvait s’en réjouir. Mais comme elle ne dépendait point de l’intellect, cette expérience était confuse, désordonnée et fréquemment mal interprétée. Et ses effets sur la conduite étaient plus explosifs que directifs. L’ouest et l’est de l’Europe avaient grand besoin à la vérité de se renforcer et se tempérer l’un l’autre.

Après la révolution bolchevique un nouvel élément apparut dans la culture russe, qu’on n’avait connu auparavant dans aucun autre État moderne. L’ancien régime fut remplacé par un véritable gouvernement prolétarien. Ce fut une oligarchie, parfois sanglante et fanatique, mais elle abolit la vieille tyrannie des classes et encouragea les citoyens les plus humbles à être fiers de participer à la grande communauté. Plus important encore, la disposition innée des Russes à ne pas prendre très au sérieux les biens matériels s’allia à la révolution politique pour les amener à se libérer du snobisme de la richesse d’une manière tout à fait étrangère à l’Occident. L’attention ailleurs concentrée sur l’accumulation ou l’étalage de l’argent se porta largement en Russie sur des jouissances instinctives spontanées ou des activités culturelles.

En fait ce fut parmi les citadins russes, moins gênés par la tradition que d’autres habitants des villes, que l’esprit des Premiers Hommes commença à s’adapter de façon nouvelle et sincère aux réalités de son monde changeant. Ce nouveau mode de vie se répandit parmi les paysans, grâce aux citadins. Dans les profondeurs de l’Asie, une population sans cesse en expansion se tourna vers la Russie, pour profiter de ses idées tout autant que de ses machines. Il parut parfois que la Russie allait transformer en un nouveau printemps l’automne presque universel de la race humaine.

Après la révolution bolchevique, la nouvelle Russie avait été boycottée par l’Occident et était donc passée par une phase d’extravagances, par besoin de s’affirmer.

Le communisme et un matérialisme naïf devinrent les dogmes de la croisade d’une nouvelle église athée. Toute critique fut abolie, plus rigoureusement même que semblables critiques dans les autres pays ; et l’on apprit aux Russes à se considérer comme les sauveurs de l’humanité. Par la suite, cependant, comme l’isolement économique commençait à entraver le développement de l’état bolchevique, la nouvelle culture s’adoucit, fut d’esprit plus large. Peu à peu les relations économiques avec l’Ouest reprirent et s’accrurent. Le détachement mystique intuitif de la Russie commença à se définir et à se consolider, en fonction du détachement intellectuel de la pensée occidentale dans ce qu’elle avait de meilleur. On mit un frein à l’ardeur des iconoclastes. La vie des sens et les impulsions furent tempérées par un nouveau mouvement critique. Le matérialisme fanatique, dont le zèle dérivait d’une intuition mystique de la réalité objective, intense, mais mal interprétée, commença à s’assimiler à ce stoïcisme beaucoup plus rationnel, qui était la fleur de l’Ouest. En même temps, par ses rapports avec la culture paysanne et les peuples d’Asie, la nouvelle Russie commença à embrasser en un seul acte d’appréhension unificatrice la profonde désillusion de la France et de l’Angleterre et l’extase de l’Orient.

L’harmonisation de ces deux mentalités fut alors le principal besoin spirituel de l’humanité. Si l’on n’arrivait pas à les intégrer en un sentiment général, cela ne pouvait mener qu’à la folie du genre humain. Et c’est ce qui arriva. Entre temps, cette intégration paraissait de plus en plus urgente aux meilleurs esprits de Russie, et elle aurait pu finalement s’accomplir, s’ils avaient été plus longtemps éclairés par la froide lumière de l’Ouest.

Ce ne devait pas être. L’assurance intellectuelle de la France et de l’Angleterre, déjà ébranlée par un déclin économique provoqué par l’Amérique et l’Allemagne, était à présent minée. L’Angleterre avait regardé ces nouveaux venus s’emparer de ses marchés pendant plusieurs décennies. Cette perte avait entraîné des problèmes intérieurs accablants qui ne pouvaient être résolus que par d’énergiques opérations chirurgicales, ce qui demandait plus de courage et de force qu’il n’en restait à un peuple sans espoir. Puis était venue la guerre avec la France et une déchirante désintégration.