L’Angleterre ne fut point comme la France saisie par le délire, mais sa mentalité changea entièrement et son influence modératrice diminua en Europe.

Quant à la France, sa vie culturelle fut alors cruellement réduite. Elle aurait pu se remettre de ce dernier coup si elle n’avait été déjà lentement empoisonnée par un nationalisme vorace. L’amour de la France fut la perte des Français. Ils estimaient si excessivement l’esprit en vérité admirable de la France qu’ils considéraient comme barbares toutes les autres nations.

Il arriva donc qu’en Russie, les doctrines du communisme et du matérialisme, produit des systématiciens allemands, survécurent sans être critiquées. Cependant le communisme fut peu à peu miné dans la pratique. Car l’État russe fut de plus en plus soumis à l’influence de la finance occidentale, et en particulier de l’américaine. Le matérialisme de la croyance officielle devint également une farce, car il était étranger à l’esprit russe. Il y eut donc profonde contradiction entre la théorie et la pratique. Une culture vivante et pleine de promesses perdit ainsi son authenticité.

IV. LA GUERRE RUSSO-ALLEMANDE.

L’écart entre la théorie communiste et la pratique individuelle en Russie fut une des causes du nouveau désastre qui allait s’abattre sur l’Europe. Il aurait dû exister entre la Russie et l’Allemagne une étroite association, fondée sur l’échange des machines contre du blé. Mais la théorie communiste l’empêcha, d’une étrange manière. L’organisation de l’industrie russe s’était révélée impossible sans le capital américain, et peu à peu son influence avait transformé le système communiste. De la Baltique à l’Himalaya, et au détroit de Béring, les pâturages, les forêts, les terres à blé cultivées à la machine, les puits de pétrole et les villes industrielles qui se multiplièrent, dépendirent de plus en plus de la finance et de l’organisation américaine, Pourtant, ce ne fut pas l’Amérique, mais l’Allemagne beaucoup moins individualiste, qui devint dans l’esprit russe le symbole du capitalisme. Une haine hypocrite de l’Allemagne compensa pour la Russie la trahison de son idéal communiste. Cet antagonisme pervers fut encouragé par les Américains : forts de leur individualisme et de leur prospérité, ils n’avaient plus qu’une tolérance dédaigneuse pour les doctrines russes et ne s’intéressaient qu’à garder pour eux seuls la finance russe. À la vérité, c’était l’Amérique qui avait aidé la Russie à trahir son idéal, et pourtant l’esprit américain était de tous le plus étranger à l’esprit russe. Mais la richesse américaine était devenue indispensable à la Russie. L’Allemagne subit donc à la place de l’Amérique la haine que celle-ci méritait.

Pour leur part, les Allemands étaient furieux que les Américains les eussent évincés d’une entreprise des plus profitables, en particulier de l’exploitation du pétrole de la Russie d’Asie. La vie économique de la race humaine avait pour un temps dépendu du charbon, mais on avait récemment découvert que le pétrole était une source d’énergie beaucoup plus commode. Comme les ressources en pétrole de la planète étaient moins abondantes que celles en charbon, et qu’on les avait gaspillées par une consommation effrénée, on commençait déjà à en manquer. La nationalisation des gisements de pétrole restants était devenue un important facteur de la politique et une féconde source de guerres. L’Amérique, ayant épuisé la plus grande part de ses réserves, voulait à tout prix concurrencer les Chinois maîtres de gisements encore très riches en devançant l’Allemagne en Russie. Rien d’étonnant à ce que les Allemands eussent été furieux. Mais c’était bien de leur faute. Aux jours où le communisme russe avait tenté de convertir le monde, l’Allemagne avait remplacé l’Angleterre à la tête de l’Europe individualiste. Bien qu’avide de commercer avec la Russie, elle avait en même temps craint d’être contaminée par la doctrine sociale russe, d’autant plus que le communisme avait d’abord fait quelques progrès parmi les ouvriers allemands. Par la suite, même quand une réorganisation industrielle sensée avait privé le communisme de son attrait pour les ouvriers, et l’avait donc rendu impuissant, l’habitude des vitupérations anti-communistes avait persisté.

La paix européenne était donc constamment menacée par les querelles de deux peuples qui différaient plutôt par leurs idéaux que dans la pratique. Car les uns, en théorie communistes, avaient été forcés de déléguer bien des droits de la communauté à des hommes entreprenants, tandis que les autres, en théorie organisés sur la base de l’entreprise privée, devenaient de plus en plus socialisés.

Ni l’un ni l’autre ne désirait la guerre. La gloire militaire ne les intéressait pas, car le militarisme comme tel avait alors mauvaise réputation.