Ils n’étaient ni l’un ni l’autre ouvertement nationalistes car le nationalisme, bien qu’encore puissant, n’était plus glorifié. Chacun prétendait défendre l’internationalisme et la paix, mais accusait l’autre de patriotisme étroit. Ainsi l’Europe, bien que plus pacifique que jamais, était condamnée à la guerre.
Comme la plupart des guerres, la guerre anglo-française avait accru le désir de paix, mais rendu la paix plus précaire. La méfiance, non seulement celle ancienne entre les nations, mais une méfiance destructrice de la nature humaine tenait les hommes comme la terreur de la folie. Des individus qui se croyaient sincèrement des Européens craignaient à chaque moment de succomber à quelque ridicule épidémie de patriotisme, et aidaient à paralyser davantage l’Europe.
Cette crainte fut une des causes de la formation de la Confédération européenne, en laquelle toutes les nations, sauf la Russie, abandonnèrent leur souveraineté à une autorité commune et mirent en commun leurs armements. Le motif de cet acte fut ouvertement la paix ; mais l’Amérique l’interpréta comme une menace à son égard et se retira de la Société des Nations. La Chine, l’« ennemi naturel » de l’Amérique, resta dans la Société, espérant l’utiliser contre sa rivale.
Vue de l’extérieur, la Confédération parut d’abord étroitement unie. Mais de l’intérieur on la savait précaire, et elle se désagrégeait à chaque crise sérieuse. Il est inutile d’étudier chaque petite guerre de cette période, bien que leurs effets cumulatifs aient été graves, économiquement et psychologiquement. Cependant l’Europe devint enfin une seule nation par le sentiment, si même cette concorde fut amenée par une commune peur de l’Amérique plus que par un commun loyalisme.
Elle fut définitivement consolidée par la guerre russo-allemande, dont les causes furent en partie économiques, en partie sentimentales. Tous les peuples d’Europe observaient depuis longtemps avec horreur la conquête financière de la Russie par les États-Unis, et redoutaient de succomber à leur tour devant le même tyran. Attaquer la Russie, pensa-t-on, serait blesser l’Amérique au seul endroit vulnérable. Mais la cause précise de la guerre fut sentimentale. Un demi-siècle après la guerre anglo-française, un médiocre écrivain allemand publia un livre typiquement germanique et de l’espèce la plus basse. Tout comme chaque nation a ses vertus propres, elle est portée à des folies personnelles. Ce livre était une de ces œuvres brillantes mais extravagantes, où la diversité de l’existence est interprétée selon une seule formule, avec une plausibilité extrême et un grand luxe de détails, mais aussi avec une étonnante naïveté. Des plus habiles à l’intérieur de son propre univers artificiel, cette interprétation n’en était pas moins irréfléchie considérée d’un point de vue moins borné. En deux gros volumes, l’auteur affirmait que le cosmos était un dualisme, où un esprit héroïque et évidemment nordique régnait de droit divin sur un esprit indiscipliné et cependant servile, manifestement slave. Toute l’histoire et son évolution étaient interprétées selon ce principe, et du monde contemporain, il y était dit que l’élément slave empoisonnait l’Europe. Un membre de phrase en particulier déclencha la fureur de Moscou : « le faciès anthropoïde du sous-homme russe. »
Moscou exigea des excuses et la suppression du livre. Berlin exprima des regrets ironiques pour cette insulte, mais insista sur la liberté de la presse. Il s’ensuivit un crescendo de haine à la radio, et la guerre.
Les détails de cette guerre importent peu à quelqu’un qui a pour intention d’écrire l’histoire de l’esprit dans le système solaire, mais ses résultats furent importants. Moscou, Leningrad et Berlin furent anéanties par bombardements aériens. L’ouest de la Russie fut inondé des gaz toxiques les plus nouveaux et les plus meurtriers, si bien que toute vie animale et végétale fut détruite, et que le sol entre la mer Noire et la Baltique fut rendu stérile et inhabitable pour de longues années. La guerre fut terminée en une semaine, pour la raison que les combattants étaient séparés par un immense territoire où la vie ne pouvait exister ; mais ses effets furent durables. Les Allemands avaient déclenché un processus qu’ils ne pouvaient arrêter. Des vents capricieux poussèrent des nappes de gaz dans tous les pays d’Europe et d’Asie occidentale. C’était le printemps, et sauf sur les côtes de l’Atlantique, les fleurs printanières à peine écloses se desséchèrent et le bord des jeunes feuilles se flétrit. L’humanité souffrit elle aussi. Mais sauf dans les régions proches du théâtre de la guerre, ce fut en général les enfants et les vieillards qui souffrirent le plus.
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