Le poison se répandit sur le continent en immenses chevelures gonflées aussi larges que des principautés, balancées par chaque changement de vent. Et là où il vagabonda, les jeunes yeux, les gorges et les poumons, furent, comme les feuilles, flétris.
L’Amérique, après bien des débats, s’était enfin décidée à défendre ses intérêts en Russie en organisant une expédition punitive contre l’Europe. La Chine commença à mobiliser ses troupes. Mais longtemps avant d’être prête à frapper, l’Amérique changea de politique en apprenant l’étendue des ravages du poison. Au lieu de punir, elle envoya des secours. Ce fut un beau geste de bonne volonté. Mais, comme on le fit observer en Europe, son intervention, au lieu d’être coûteuse fut profitable, car elle fit passer une plus grande partie de l’Europe sous la domination financière américaine.
La guerre russo-allemande eut donc pour résultat d’unir sentimentalement l’Europe dans sa haine de l’Amérique, et de faire se détériorer nettement la vie mentale européenne. Ce fut dû à l’influence de la guerre sur les émotions et aux effets socialement nuisibles du poison. Une bonne part de la génération montante avait été rendue maladive pour la vie. Pendant les trente ans qui s’écoulèrent avant la guerre euro-américaine, l’Europe fut accablée d’un exceptionnel fardeau : ses malades et ses infirmes. Les intelligences de premier ordre furent dans l’ensemble plus rares qu’auparavant, et s’appliquèrent surtout au travail pratique de la reconstruction.
Plus désastreux encore pour l’humanité fut l’échec de la récente entreprise culturelle russe : l’harmonisation de l’intellectualisme occidental et du mysticisme oriental.
2. La chute de l’Europe
I. L’EUROPE ET L’AMÉRIQUE.
Deux peuples plus puissants que les autres se regardaient avec une aversion croissante par-dessus les tribus européennes. Non sans raisons. Car l’un chérissait la plus ancienne et la plus raffinée des cultures survivantes, tandis que l’autre, la plus jeune et la plus assurée des grandes nations, affirmait que son esprit nouveau était celui de l’avenir.
En Extrême-Orient, la Chine, déjà à demi américaine, bien qu’en grande partie russe et totalement orientale, améliorait patiemment ses rizières, développait ses chemins de fer organisait ses industries et agissait courtoisement envers le monde entier. Longtemps auparavant, pendant qu’elle luttait pour l’union et l’indépendance, la Chine avait beaucoup appris du bolchevisme militant. Et après l’effondrement de l’État russe ce fut en Orient que la culture russe continua à vivre. Son mysticisme influença l’Inde. Son idéal social influença la Chine. Non que la Chine eût adopté la théorie, encore moins la pratique du communisme, mais elle apprit à se fier de plus en plus à un parti despotique, dévoué, vigoureux, et à vivre en fonction de la société plutôt qu’individuellement. Elle était pourtant ravagée par l’individualisme et malgré ses dirigeants avait vu rapidement naître une classe d’esclaves salariés, nécessiteux et désespérés.
À l’Ouest, les États-Unis d’Amérique affirmaient ouvertement être les gardiens de la planète. Universellement craints et enviés, universellement respectés pour leur esprit d’entreprise, mais tout aussi méprisés pour leur suffisance, les Américains changeaient rapidement la nature de l’existence de l’homme. Sur la planète tout être humain utilisait les produits américains, et il n’y avait pas de région où le capital américain n’employât la main-d’œuvre locale. En outre, la presse, le disque, la radio, la télévision, le cinéma américains déversaient incessamment sur la planète la pensée américaine. Une année après l’autre, les cieux retentissaient des échos des plaisirs de New York et des ferveurs religieuses des États de la Prairie. Comment s’étonner donc que l’Amérique, tout en étant méprisée, façonnât irrésistiblement la race humaine. Cela sans doute eût peu importé si l’Amérique avait pu donner au monde ce qu’elle avait de mieux, et qui était unique. Mais ce fut inévitablement le pire qui se propagea. Seuls les traits les plus vulgaires de ce peuple qui pouvait être grand arrivaient à pénétrer dans l’esprit des étrangers par ces instruments grossiers. Ainsi le monde et avec lui la partie la plus noble de l’Amérique, furent irrévocablement corrompus par le flot de poison né des représentants les moins dignes de ce peuple.
Car le meilleur de l’Amérique était trop faible pour l’emporter sur le pire.
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