Les Américains avaient à la vérité contribué amplement au trésor de la pensée humaine. Ils avaient aidé à délivrer la philosophie de ses chaînes antiques. Ils avaient servi la science par une recherche rigoureuse et généreusement financée. En astronomie, grâce à leurs instruments coûteux et à leur atmosphère claire, ils avaient révélé beaucoup de la disposition des étoiles et des galaxies. En littérature, bien qu’ils se conduisissent souvent en barbares, ils avaient conçu de nouveaux modes d’expression et de nouveaux climats de pensée difficiles à apprécier en Europe. Ils avaient aussi créé une nouvelle et brillante architecture. Et leur génie de l’organisation se déployait sur une échelle à peine concevable, encore moins praticable pour les autres peuples. En fait leurs meilleurs esprits affrontaient de vieux problèmes de théorie et d’évaluation avec une innocence et un courage neufs, si bien que les brumes de la superstition se dissipaient partout où ces Américains choisis se trouvaient. Mais ils ne formaient qu’une minorité dans l’immense désert des hommes qui s’abusaient eux-mêmes obstinément et défendaient de façon surprenante un dogme religieux usé avec l’intolérant optimisme de la jeunesse. Car c’était essentiellement une race d’adolescents brillants mais dont le développement s’était arrêté. Il leur manquait quelque chose qui leur eût permis de grandir. Quand on considère ce peuple à travers les ères, on peut voir son destin déjà tissé par les circonstances et ses propres dispositions, et apprécier cette sinistre plaisanterie, que ceux qui se croyaient doués pour rajeunir la planète, l’ont plongée inévitablement par la ruine spirituelle dans la sénilité et une nuit séculaire.

Inévitablement. Pourtant ce fut là un peuple qui donna les plus rares promesses, et posséda plus que tous les autres des dons innés. Ce fut là une race faite de toutes les races, et plus ardente que toute autre. Il y eut là mêlés l’obstination anglo-saxonne, le génie teuton pour le détail et la systématisation, la gaieté italienne, l’ardeur intense de l’Espagne, et la flamme celtique plus changeante. Il y eut là aussi le Slave sensible et passionné, l’apport jeune du Noir, une trace faible mais stimulante du Peau-Rouge, et à l’Ouest, un peu du Mongol. Une intolérance mutuelle isola sans aucun doute jusqu’à un certain degré ces races diverses mais l’ensemble forma de plus en plus un peuple, fier de son individualité, de ses succès, de sa mission idéaliste dans le monde, fier aussi de sa conception optimiste et anthropocentrique de l’univers. Qu’eût accompli cette énergie si elle avait été dirigée avec plus de sens critique, si on l’avait forcée de tenir compte des aspects sombres de la vie ! Une expérience tragique directe eût peut-être ouvert le cœur de ce peuple. Des rapports avec une culture plus mûre auraient pu affiner son intelligence. Mais le succès même qui l’avait enivré, l’avait rendu trop satisfait de lui-même pour profiter de l’expérience de ses concurrents moins prospères.

Il y eut pourtant un moment où cette étroitesse d’esprit parut sur le point de disparaître. Aussi longtemps que l’Angleterre fut une rivale économique sérieuse, l’Amérique la considéra avec méfiance. Mais dès que le déclin économique de l’Angleterre fut net, alors que sa culture était toujours à son zénith, l’Amérique conçut un intérêt plus généreux pour la dernière et la plus austère des phases de la pensée anglaise. D’éminents Américains commencèrent à murmurer que leur prospérité sans pareille n’était pas une preuve de leur grandeur spirituelle, ni de la rectitude morale de l’univers. Une école infime, mais tenace d’écrivains se mit à affirmer que l’Amérique ignorait l’autocritique, était incapable de comprendre la plaisanterie faite à ses dépens, était en réalité dépourvue de ce détachement, de cette résignation, alors l’état d’âme le plus noble, mais naturellement le plus rare de l’Angleterre contemporaine. Ce mouvement aurait pu donner au peuple américain ce qui lui manquait pour tempérer son égoïsme barbare et lui faire prêter de nouveau l’oreille au silence qui s’étend hors de la sphère de l’homme. De nouveau, car il n’y avait pas si longtemps qu’ils étaient assourdis par le fracas de leur succès matériel. À la vérité, pendant toute cette période, dispersés à travers le continent, des îlots de culture authentique sans cesse plus restreints arrivèrent à surnager dans la marée montante de vulgarité et de superstition. C’était ceux-là qui s’étaient tournés vers l’Europe, et qui tentaient d’organiser un rassemblement quand l’Angleterre et la France se lancèrent aveuglément dans cette orgie d’émotions et de meurtres qui extermina tant de leurs meilleurs esprits et affaiblit de façon permanente leur influence culturelle.

Ensuite ce fut l’Allemagne qui parla pour l’Europe. Et l’Allemagne était une rivale économique trop sérieuse pour que l’Amérique s’ouvrît à son influence. En outre, la critique allemande, bien que souvent énergique, était trop lourdement pédante, trop dépourvue d’ironie pour percer le cuir de la suffisance américaine.