Ses confrères et lui furent promptement arrêtés et soumis à des « pressions », morales d’abord, puis physiques, pour leur faire révéler le secret, car le monde était convaincu qu’ils le connaissaient et le dissimulaient dans leur propre intérêt.

On apprit entre temps que le commandant, de la flotte aérienne américaine avait reçu pour instructions, une fois détruite la flotte européenne, de simplement faire une « démonstration » au-dessus de l’Angleterre pendant qu’on négociait la paix. Car en Amérique, les gros industriels avaient menacé le gouvernement de boycottages si l’on commettait en Europe des violences inutiles. Les milieux d’affaires étaient alors en grande partie internationalistes, et avaient compris que la destruction de l’Europe déséquilibrerait inévitablement la finance américaine. Mais le désastre sans précédent subi par leur flotte victorieuse suscita chez les Américains une haine aveugle, et le parti de la paix fut dépassé par les circonstances. Le seul acte hostile du savant chinois n’avait donc pas sauvé, mais au contraire condamné l’Angleterre.

Pendant quelques jours, les Européens vécurent dans l’affolement ne sachant quelle horreur pourrait, à chaque instant s’abattre sur eux. Comment s’étonner alors que le gouvernement ait eu recours à la torture pour arracher aux savants le secret. Et comment s’étonner que, sur les quarante individus concernés, un au moins, l’Anglais, se sauvât par une tromperie. Il promit de faire de son mieux pour se « rappeler » le processus compliqué. Étroitement surveillé, il utilisa ses propres connaissances en physique pour faire des expériences, en quête du procédé chinois. Par bonheur, il était sur une fausse piste. Et il le savait à la vérité. Car s’il n’avait été poussé d’abord que par le simple instinct de conservation, il conçut ensuite un autre projet : empêcher indéfiniment la dangereuse découverte de se faire en dirigeant les recherches vers une impasse. Ainsi sa trahison, tout en paraissant couvrir de l’autorité d’un éminent physicien des recherches totalement stériles, empêcha cette espèce indisciplinée et à peine humaine de détruire sa propre planète.

Les Américains, parfois tendres à l’excès, furent alors saisis collectivement d’une haine folle pour les Anglais et tous les Européens. Avec une froide efficacité ils déversèrent sur l’Europe le plus nouveau et le plus meurtrier des gaz, jusqu’à ce que les populations fussent toutes empoisonnées dans leurs villes comme des rats dans leurs trous. Le gaz employé cessait d’être actif au bout de trois jours. Il fut donc possible à des équipes sanitaires américaines de prendre en charge chaque ville moins d’une semaine après l’attaque. De ceux qui les premiers descendirent dans le grand silence des villes assassinées, beaucoup furent rendus à moitié fous par l’écrasante présence des morts. Le gaz avait agi d’abord au sol, puis, montant comme une marée, il avait englouti les étages les plus élevés, les flèches d’églises, les collines. Dans les rues gisaient des milliers d’êtres paralysés par les premières vagues du poison, et chaque toit, chaque clocheton, supportaient les corps de ceux qui s’étaient efforcés d’y grimper dans le vain espoir de s’échapper hors de portée de la plus haute marée. Quand les envahisseurs arrivèrent, ils purent voir, gisant à tous les niveaux, des formes tourmentées.

Ainsi mourut l’Europe. Tous les centres de vie intellectuelle furent effacés de la surface de ce continent, et des régions agricoles, seules les hautes terres et les montagnes furent épargnées. L’esprit de l’Europe ne vécut plus dès lors que par bribes et disloqué dans les cerveaux des Américains, des Chinois, des Indiens et des autres.

Il y avait bien les colonies britanniques, mais elles étaient alors beaucoup moins européennes qu’américaines. La guerre avait naturellement désintégré l’Empire britannique. Le Canada se rangea aux côtés des États-Unis. L’Afrique du Sud et l’Inde avaient déclaré leur neutralité dès le début de la guerre. L’Australie, non par lâcheté, mais à cause d’un conflit de loyautés, fut rapidement réduite à la neutralité. Les Néo-Zélandais se réfugièrent dans leurs montagnes et opposèrent à l’ennemi une résistance insensée mais héroïque pendant un an. Peuple simple et brave, ils n’avaient presque aucune conception de l’esprit européen, mais obscurément, et en dépit de leur américanisation, ils lui restèrent fidèles, tout au moins à ce symbole d’un aspect de l’européanisme, l’« Angleterre ». Ils furent même si excessivement loyaux, ou opiniâtres et entêtés de nature que beaucoup d’entre eux, hommes et femmes, se tuèrent plutôt que de se soumettre quand toute résistance devint impossible.

Mais en cette guerre ce furent les vainqueurs et non les vaincus qui durent passer par les plus longues souffrances. Car une fois leur fureur calmée, les Américains ne purent aisément se dissimuler qu’ils avaient commis un meurtre.