Fondamentalement, ils n’étaient point brutaux mais plutôt bienveillants. Ils aimaient se représenter le monde comme un endroit où l’on pouvait chercher un plaisir innocent, et eux-mêmes comme les principaux pourvoyeurs de ces délices. Ils avaient pourtant été entraînés on ne sait comment à commettre ce crime fantastique. Et dès lors un universel sentiment de culpabilité collective pervertit l’esprit américain. Ils avaient toujours été vaniteux et intolérants, mais à présent ces traits de caractère s’exagérèrent jusqu’à la folie. Individuellement et collectivement, ils craignirent de plus en plus la critique, furent de plus en plus enclins au blâme et à la haine, de plus en plus pharisaïques, hostiles à l’intelligence critique, et de plus en plus superstitieux.
Ce peuple, qui avait été noble, fut donc choisi par les dieux pour être maudit, et dispensateur de malédictions.
3. L’Amérique et la Chine
I. LES RIVALES.
Avec l’éclipse subie par l’Europe, on vit la cristallisation progressive des fidélités humaines en deux grands sentiments nationaux ou raciaux, l’américain, et le chinois. Peu à peu tous les autres patriotismes devinrent de simples variantes locales de ces deux loyalismes. Au début il y eut naturellement bien des conflits meurtriers. Une histoire détaillée de la période montrerait comment l’Amérique du Nord, répétant le processus de fusion de l’antique « Guerre de Sécession », annexa les Latins déjà américanisés de l’Amérique du Sud ; comment le Japon, autrefois le tyran de la jeune Chine, paralysé par des révolutions sociales, devint la proie de l’impérialisme américain, et comment cet esclavage le rendit violemment prochinois, si bien qu’il se libéra enfin par une héroïque guerre d’indépendance et se joignit à la Confédération asiatique, à la tête de laquelle était la Chine.
Une histoire complète conterait aussi les vicissitudes de la Société des Nations. Bien qu’elle n’eût jamais été un gouvernement cosmopolite mais une association de gouvernements nationaux, chacun avant tout préoccupé de sa propre souveraineté, cette grande organisation avait peu à peu acquis du prestige et une autorité réelle sur tous ses membres. Et en dépit de bien des imperfections, dont la plupart étaient implicitement contenues dans sa constitution fondamentale, elle avait une valeur inestimable en ce qu’elle était le point de convergence concret d’un loyalisme grandissant envers l’humanité. Au début son existence avait été précaire et elle n’avait pu durer que par son extrême prudence, équivalent presque à la servilité envers les « grandes puissances ». Peu à peu, cependant, elle avait acquis une autorité morale telle qu’aucune puissance, même la plus grande, n’osait ouvertement et de sang-froid désobéir à la volonté de la Société ou rejeter les conclusions de sa Haute Cour. Mais comme les fidélités humaines étaient encore dans l’ensemble nationales plutôt que cosmopolites, il ne se présentait que trop fréquemment des situations où une nation perdait la tête, devenait folle, reniait tous ses engagements et se lançait dans une agression inspirée par la peur. C’était une de ces situations qui avait provoqué la guerre anglo-française. À d’autres moments, les nations se divisaient brutalement en deux grands camps et oubliaient momentanément la Société dans leur désunion. Ce fut ce qui arriva avec la guerre russo-allemande, qui n’avait été possible que parce que l’Amérique avait soutenu la Russie, et la Chine, l’Allemagne. Après la destruction de l’Europe, le monde avait pour un temps consisté en la Société des Nations d’un côté, et l’Amérique de l’autre. Mais la Société était dominée par la Chine et ne représentait plus le cosmopolitisme. Ceux donc qui étaient authentiquement loyaux envers l’humanité firent tous leurs efforts pour ramener l’Amérique au bercail et ils finirent par y réussir.
Si la Société n’avait pu empêcher les « grandes » guerres, elle fonctionnait admirablement quand il s’agissait de prévenir tous ces petits conflits, autrefois maladie chronique de l’espèce. La paix mondiale était donc alors assurée, sauf quand la Société des Nations était elle-même divisée en deux camps presque égaux. Et par malheur cette situation devint de plus en plus commune avec l’essor de l’Amérique du Nord et de la Chine. Pendant la guerre entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, on avait tenté de recréer la Société, pour en faire de nouveau un pouvoir cosmopolite souverain, ayant sous son autorité les armements mis en commun de toutes les nations. Mais si la volonté d’arriver au cosmopolitisme était forte, le tribalisme l’était plus encore. Le résultat fut que la Société se scinda en deux Sociétés à propos de la question japonaise, chacune prétendant hériter de la souveraineté universelle de l’ancienne, mais chacune en réalité dominée par une sorte de sentiment supranational l’un pro-américain, l’autre pro-chinois.
Ceci se passa moins d’un siècle après l’éclipse subie par l’Europe. Le siècle suivant vit se compléter le processus de cristallisation : il y eut deux systèmes politiques et mentaux. D’une part on avait la Fédération continentale américaine, riche et unie, avec ses parents pauvres, l’Afrique du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, ce qui restait de l’Europe occidentale invalide, et une partie de ce corps sans âme, la Russie. De l’autre, l’Asie et l’Afrique.
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