En fait, l’ancienne distinction entre l’Orient et l’Occident était devenue la base du sentiment et de l’organisation politiques.
À l’intérieur de chaque système il y avait évidemment de réelles différences de culture, dont la principale était entre les mentalités chinoise et indienne. Les Chinois s’intéressaient aux apparences, aux sensations, à la courtoisie, au pratique alors que les Indiens penchaient à chercher derrière les apparences quelque ultime réalité dont cette vie, disaient-ils, n’était qu’un aspect éphémère. Ainsi l’Indien moyen ne prit-il jamais à cœur dans toute sa gravité le problème social pratique. L’idéal de la perfection de ce monde ne fut jamais pour lui du plus haut intérêt, puisqu’on lui avait appris que le monde n’était qu’une ombre. Il y eut un temps, à la vérité, où la mentalité chinoise eut moins en commun avec l’Inde qu’avec l’Occident, mais la peur de l’Amérique avait rapproché les deux grands peuples orientaux. Ils s’entendaient au moins dans leur haine sincère de cet étrange mélange de voyageur de commerce, de missionnaire, et de conquérant barbare qu’était l’Américain à l’étranger.
La Chine, en raison de sa faiblesse relative et de l’irritation causée par les tentacules lancés sur son territoire par l’industrie américaine, était à cette époque plus nationaliste que sa rivale. L’Amérique affirmait avoir dépassé le nationalisme et favoriser une union politique et culturelle mondiale. Mais elle concevait cette union comme dominée par l’organisation américaine, et par culture elle entendait l’américanisme. Cette sorte de cosmopolitisme était regardé sans bienveillance par l’Asie et l’Afrique. La Chine avait fait des efforts concertés pour purger sa culture des éléments étrangers. Le succès, cependant, n’avait été que superficiel. Les nattes et les baguettes étaient redevenues à la mode parmi les désœuvrés, et l’étude des classiques chinois était une fois de plus obligatoire dans les écoles. Pourtant le mode de vie de l’homme moyen resta américain. Non seulement il utilisait l’argenterie, les chaussures, les phonographes, les appareils ménagers américains économisant le travail, mais son alphabet était européen, son vocabulaire envahi d’argot américain, ses journaux et sa radio à la mode américaine, bien qu’anti-américains quant à la politique exprimée. Il voyait chaque jour sur son écran de télévision tous les aspects de la vie privée américaine et tous les événements publics d’Amérique. Au lieu d’opium et de baguettes, il avait adopté la cigarette et la gomme à mâcher.
Sa pensée était aussi en grande partie une variante de l’américaine. Pour donner un exemple, son esprit n’était pas métaphysique, mais comme une certaine forme de métaphysique est inévitable, il avait adopté celle naïvement matérialiste popularisée par les premiers behavioristes. Selon eux, la seule réalité est l’énergie vitale et l’esprit n’est que le système des réactions corporelles aux stimuli. Le behaviorisme avait autrefois joué un grand rôle en purgeant de leur superstition les esprits occidentaux ; un instant ç’avait même été le principal foyer de développement de la pensée.
Cette ancienne doctrine, lourde de possibilités, mais extravagante, avait été absorbée par la Chine. Or, dans son pays natal, le behaviorisme s’était lentement laissé corrompre par la demande générale d’idées confortables. Il s’était finalement transformé en une curieuse sorte de spiritualisme, selon laquelle, si l’ultime réalité était bien l’énergie physique, elle était identifiée avec l’esprit divin. Ce qu’offrait de plus étonnant la pensée américaine de l’époque était un mélange de behaviorisme et de fondamentalisme, christianisme tardif et dégénéré. Le behaviorisme lui-même n’avait été à l’origine qu’une sorte de puritanisme à l’envers, selon lequel le salut impliquait l’acceptation d’un dogme matérialiste sommaire, surtout parce qu’il répugnait aux pharisiens et était inintelligible pour les intellectuels des écoles antérieures. Les anciens puritains foulaient aux pieds les impulsions de la chair, ces nouveaux puritains foulaient aux pieds tout aussi hypocritement les besoins de l’esprit. Mais dans la tendance de plus en plus spiritualiste de la physique elle-même, les behavioristes et les fondamentalistes avaient trouvé un point de rencontre. Étant donné que la substance fondamentale de l’univers physique était, disait-on à présent, de multiples et arbitraires « quanta » d’« action spirituelle », comme il était facile aux matérialistes et aux spiritualistes de s’entendre ! Au fond, d’ailleurs, ils n’étaient jamais très éloignés par le sentiment, bien que de doctrines opposées. La seule vraie séparation était celle entre le point de vue authentiquement spirituel, et le point de vue spiritualiste et matérialiste. Ainsi les plus matérialistes des sectes chinoises et les plus doctrinaires des sectes scientifiques ne furent-elles pas longues à découvrir une formule pour exprimer leur unité de vues, leur refus de toutes ces capacités plus subtiles qui avaient émergé pour être l’esprit de l’homme.
Ces deux croyances s’unissaient en leur respect pour le grossier mouvement physique. Et c’était là que se trouvait la plus profonde différence entre les esprits américains et chinois. Pour les premiers, l’activité, sous n’importe quelle forme, était une fin en soi ; pour les seconds l’activité n’était qu’un mouvement vers la véritable fin, qui était le repos et la paix de l’esprit.
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