Car le chef du parti était le chef de l’État, et comme les anciens empereurs, il devint l’objet symbolique de l’adoration des ancêtres.

La politique du parti était dominée par le respect chinois de la culture. Tout comme les États occidentaux avaient été trop souvent organisés en vue d’un prestige militaire, la nouvelle Chine fut organisée pour que l’emporte le prestige de la culture. À cette fin, l’État américain fut injurié comme le suprême exemple de vulgarité barbare, et l’on fit appel au patriotisme pour renforcer la politique culturelle du parti. Si chaque Américain pouvait espérer se frayer un chemin jusqu’à la richesse matérielle, les Chinois se vantèrent, eux, de ce qu’en Chine toute personne intelligente pouvait jouir de la richesse culturelle de la race. La politique économique du parti était fondée sur le principe qu’il fallait assurer à tous les travailleurs des moyens d’existence et toutes les facilités pour acquérir une éducation. (Aux yeux des Américains, cependant, ces moyens d’existence étaient à peine bons pour les bêtes, et l’éducation fournie était démodée et irréligieuse.) Le parti prenait grand soin de recueillir en son sein les meilleurs éléments de chaque classe sociale, et d’encourager également en les masses à l’esprit borné le respect du savoir et l’illusion qu’elles participaient elles-mêmes dans une certaine mesure à la culture nationale.

Mais en vérité cette culture, que le peuple vénérait tant en ses supérieurs et imitait dans sa vie propre, était à peine moins superficielle que le culte de la puissance auquel on l’opposait. Car elle était presque entièrement un culte du conformisme social et de la connaissance des textes, pas tant la simple connaissance des textes littéraires qui avait tant obsédé l’ancienne Chine, que celle du vaste corpus des dogmes scientifiques contemporains, et par-dessus tout des mathématiques pures. Autrefois, le candidat à un poste devait montrer une connaissance minutieuse des écrivains classiques sans jamais les critiquer ; à présent, il lui fallait faire preuve d’une agilité non moins stérile en décrivant les formules établies de la physique, de la biologie, de la psychologie, et plus particulièrement des théories économiques et sociales. Et bien que jamais encouragé à essayer de comprendre la base philosophique des mathématiques, on s’attendait à ce que la complexité d’au moins une des branches de ce grand jeu d’adresse lui fût familière. Si grande était la masse de connaissances qu’on voulait inculquer à l’étudiant qu’il n’avait pas le temps de penser à l’interdépendance des diverses branches de son savoir.

Pourtant, il y avait une âme en Chine. Et dans cette âme insaisissable reposait à présent le seul espoir du Premier Homme. Placés un peu partout dans le parti se trouvait une minorité d’esprits originaux, qui en étaient la source et l’inspiration en même temps qu’ils étaient à l’avant-garde du progrès de l’esprit humain pendant cette période. Conscients de la petitesse de l’homme, ces penseurs ne l’en considéraient pas moins comme le couronnement de l’univers. Sur la base d’une métaphysique positiviste et assez superficielle, ils bâtirent un idéal social et une théorie de l’art. Ils virent à la vérité dans la pratique et l’appréciation de l’art la plus noble réussite de l’homme. Pessimistes quant au lointain avenir de l’espèce et méprisant l’évangélisme américain, ils acceptèrent comme but de l’existence la création d’une structure de vies humaines complexe et unifiée, sise dans un bel environnement. La société, suprême œuvre d’art (disaient-ils), est un tissu délicat et périssable de rapports humains. Ils allèrent jusqu’à concevoir la possibilité qu’en fin décompté non seulement la vie individuelle mais toute l’histoire de l’espèce pût être tragique : elle devait donc être évaluée selon les normes de la tragédie. Comparant leur esprit à celui des Américains, l’un d’eux avait dit : « L’Amérique, un enfant attardé dans une salle de jeux luxueuse équipée à l’électricité, et qui prétend que ses jouets mécaniques font marcher le monde. La Chine, un monsieur qui marche le soir dans son jardin et en admire d’autant plus l’ordre et le parfum qu’il sent dans l’air la première morsure de l’hiver, et qu’il entend la rumeur de l’irrésistible barbare. »

Il y avait quelque chose d’admirable dans cette attitude et dont on avait grand besoin à l’époque ; mais il y avait aussi une faiblesse fatale. Chez ceux qui la représentaient le mieux, elle s’élevait jusqu’à une vénération, fervente mais détachée, de l’existence, cependant elle ne dégénérait que trop aisément en un indolent contentement de soi, et en un culte de l’étiquette sociale. En fait elle était toujours en danger d’être corrompue par l’habitude invétérée des Chinois de ne se soucier que des apparences. À certains égards, l’esprit de l’Amérique et celui de la Chine étaient complémentaires : l’un était agité et l’autre suave, l’un zélé, l’autre sans passions, l’un religieux, l’autre artiste, l’un superficiellement mystique ou au moins romantique, l’autre classique et rationaliste, bien que trop insouciant pour poursuivre longtemps une pensée rigoureuse. Eussent-elles collaboré que ces deux mentalités eussent pu accomplir de grandes choses. Par contre il leur manquait à toutes deux un trait des plus importants. Ni l’une ni l’autre n’était troublée ni éclairée par cette insatiable soif de la vérité, cette passion pour le libre exercice de l’intelligence critique, pour l’épuisante recherche du réel, qui avait été la gloire de l’Europe et même de l’Amérique à ses débuts, mais qu’on ne trouvait plus à présent chez les Premiers Hommes. En conséquence, elles étaient frappées d’impuissance en un autre domaine. Il leur manquait à toutes deux cet esprit irrévérent que les hommes d’une génération précédente avaient tant aimé exercer contre les autres, contre soi et même contre leurs valeurs les plus sacrées.

En dépit de cette faiblesse, elles eussent pu triompher avec un peu de chance. Mais, comme je le dirai, l’esprit américain mina l’intégrité de la Chine et détruisit ainsi sa seule chance de salut. Il arriva en fait un de ces désastres qui s’abattait périodiquement sur les Premiers Hommes, à demi inévitable, à demi accidentel, comme par la volonté expresse de quelque divinité qui se souciait davantage de l’excellence de sa création dramatique que des marionnettes sensibles qu’elle avait conçues pour la jouer.

II.