Ainsi furent détruits en un instant une large part des trésors historiques les plus précieux de l’Angleterre et beaucoup de ses cerveaux fertiles.
Alors se produisit un de ces incidents microscopiques, et pourtant d’une importance suprême, qui parfois façonnent le cours des événements pour des siècles. Pendant le bombardement une réunion spéciale du Cabinet britannique se tint dans une des caves de Downing Street. Le parti au pouvoir à l’époque était progressiste, modérément pacifiste, et craintivement cosmopolite. Il s’était trouvé engagé dans la querelle française sans le vouloir. Pendant cette réunion, un des membres idéalistes du Cabinet insista auprès de ses collègues sur la nécessité pour la Grande-Bretagne de faire un geste suprême d’héroïsme et de générosité. Élevant la voix avec difficulté dans le tonnerre des canons anglais et le fracas volcanique des bombes françaises, il conseilla d’envoyer le message suivant : « Les Anglais s’adressent aux Français : une catastrophe s’est abattue sur nous apportée par vos armes. En cette heure d’angoisse, la haine, la colère nous ont quittés. Nos yeux se sont ouverts. Cessons de penser que nous sommes des Anglais et des Français, nous sommes avant tout des êtres civilisés. Ne vous imaginez pas que nous soyons vaincus et que par ce message nous demandions grâce. Notre armement est intact et nos ressources encore considérables. Pourtant, à cause de cette révélation qui nous est venue aujourd’hui, nous ne combattrons pas. Aucun avion, aucun navire, aucun soldat anglais ne commettra d’autre acte d’hostilité. Faites ce que vous voudrez. Il vaudrait mieux même détruire un grand peuple que de jeter l’humanité entière dans le désordre. Mais vous ne frapperez plus. Comme l’angoisse nous a ouvert les yeux, votre acte de fraternité vous éclairera. L’esprit de la France diffère de celui de l’Angleterre. Profondément, mais seulement comme l’œil diffère de la main. Sans vous, nous serions des barbares, sans nous, le brillant esprit de la France ne serait qu’à moitié exprimé. Car l’esprit de la France revit dans notre culture et dans notre langue même, et l’esprit de l’Angleterre est ce qui fait jaillir de vous votre éclat le plus particulier. »
Un tel message n’aurait pu être considéré sérieusement par un gouvernement à un autre moment de l’histoire antérieure de l’homme. L’eût-on conseillé au cours de la dernière guerre que son auteur eût été ridiculisé, exécré, assassiné peut-être. Mais il s’était passé bien des choses depuis lors. Le développement des communications, des échanges culturels, et une campagne vigoureuse et prolongée pour le cosmopolitisme, avaient changé la mentalité de l’Europe. Malgré cela, quand après une brève discussion, le gouvernement ordonna d’envoyer ce message, ses membres furent frappés de crainte devant leur acte. Comme l’exprima l’un d’eux, ils ne savaient point s’ils avaient été possédés du diable ou de la divinité, mais ils étaient certainement possédés.
Cette nuit-là, les habitants de Londres (ce qu’il en restait) éprouvèrent une grande exaltation. La désorganisation de la vie de la cité, d’accablantes souffrances physiques et une irrésistible compassion, la conscience qu’avait été accompli un acte spirituel sans précédent auquel chaque individu sentait avoir en quelque manière participé – ces influences se mêlèrent pour créer, même dans l’agitation et la confusion d’une métropole en ruine, une profonde paix de l’esprit, une certaine ferveur retenue totalement inconnues des Londoniens.
Entre temps, le Nord intact ne savait s’il fallait considérer le soudain pacifisme du gouvernement comme une preuve de lâcheté ou un geste d’un courage superbe. Ils commencèrent bientôt à faire de nécessité vertu, et à pencher pour le second point de vue. Paris était divisé par ce message. Un parti triomphait bruyamment, l’autre restait silencieux et dérouté.
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