Il contrefaisait le docteur Gall à son cours, de manière à décravater de rire le diplomate le mieux boutonné. La plaisanterie principale de ce terrible inventeur de charges consistait à chauffer les poêles outre mesure, afin de procurer des rhumes à ceux qui sortaient imprudemment de son étuve, et il avait de plus la satisfaction de consommer le bois du gouvernement. Remarquable dans ses mystifications, il les variait avec tant d’habileté, qu’il y prenait toujours quelqu’un. Son grand secret en ce genre était de deviner les désirs de chacun ; il connaissait le chemin de tous les châteaux en Espagne, le rêve où l’homme est mystifiable parce qu’il cherche à s’attraper lui-même, et il vous faisait poser pendant des heures entières. Ainsi, ce profond observateur, qui déployait un tact inouï pour une raillerie, ne savait plus user de sa puissance pour employer les hommes à sa fortune ou à son avancement. Celui qu’il aimait le plus à vexer était le jeune La Billardière, sa bête noire, son cauchemar, et que néanmoins il patelinait constamment, afin de le mieux mystifier : il lui adressait des lettres de femme amoureuse signées Comtesse de M... ou Marquise de B..., l’attirait ainsi aux jours gras dans le foyer de l’Opéra devant la pendule et le lâchait à quelque grisette, après l’avoir montré à tout le monde. Allié de Dutocq (il le considérait comme un mystificateur sérieux) dans sa haine contre Rabourdin et dans ses éloges de Baudoyer, il l’appuyait avec amour. Jean-Jacques Bixiou était petit-fils d’un épicier de Paris. Son père mort colonel l’avait laissé à la charge de sa grand’mère, qui s’était mariée en secondes noces à son premier garçon, nommé Descoings et qui mourut en 1822. Se trouvant sans état au sortir du collége, il avait tenté la peinture, et malgré l’amitié qui le liait à Joseph Bridau, son ami d’enfance, il y avait renoncé pour se livrer à la caricature, aux vignettes, aux dessins de livres, connus, vingt ans plus tard, sous le nom d’illustrations. La protection des ducs de Maufrigneuse, de Rhétoré, qu’il connut par des danseuses, lui procura sa place, en 1819. Au mieux avec des Lupeaulx, avec qui, dans le monde, il se trouvait sur un pied d’égalité, tutoyant du Bruel, il offrait la preuve vivante des observations de Rabourdin relativement à la destruction constante de la hiérarchie administrative à Paris, par la valeur personnelle qu’un homme acquiert en dehors des Bureaux. De petite taille, mais bien pris, une figure fine, remarquable par une vague ressemblance avec celle de Napoléon, lèvres minces, menton plat tombant droit, favoris châtains, vingt-sept ans, blond, voix mordante, regard étincelant, voilà Bixiou. Cet homme, tout sens et tout esprit, se perdait par une fureur pour les plaisirs de tout genre qui le jetait dans une dissipation continuelle. Intrépide chasseur de grisettes, fumeur, amuseur de gens, dîneur et soupeur, se mettant partout au diapason, brillant aussi bien dans les coulisses qu’au bal des grisettes dans l’Allée des Veuves, il étonnait autant à table que dans une partie de plaisir, en verve à minuit dans la rue, comme le matin si vous le preniez au saut du lit ; mais sombre et triste avec lui-même, comme la plupart des grands comiques. Lancé dans le monde des actrices et des acteurs, des écrivains, des artistes et de certaines femmes dont la fortune est aléatoire, il vivait bien, allait au spectacle sans payer, jouait à Frascati, gagnait souvent. Enfin cet artiste, vraiment profond, mais par éclairs, se balançait dans la vie comme sur une escarpolette, sans s’inquiéter du moment où la corde casserait. Sa vivacité d’esprit, sa prodigalité d’idées le faisaient rechercher par tous les gens accoutumés aux rayonnements de l’intelligence ; mais aucun de ses amis ne l’aimait. Incapable de retenir un bon mot, il immolait ses deux voisins à table avant la fin du premier service. Malgré sa gaieté d’épiderme, il perçait dans ses discours un secret mécontentement de sa position sociale, il aspirait à quelque chose de mieux, et le fatal démon caché dans son esprit l’empêchait d’avoir le sérieux qui en impose tant aux sots. Il demeurait rue de Ponthieu, à un second étage où il avait trois chambres livrées à tout le désordre d’un ménage de garçon, un vrai bivouac. Il parlait souvent de quitter la France et d’aller violer la fortune en Amérique. Aucune sorcière ne pouvait prévoir l’avenir d’un jeune homme chez qui tous les talents étaient incomplets, incapable d’assiduité, toujours ivre de plaisir, et croyant que le monde finissait le lendemain. Comme costume, il avait la prétention de n’être pas ridicule, et peut-être était-ce le seul de tout le Ministère de qui la tenue ne fît pas dire : — « Voilà un employé ! » Il portait des bottes élégantes, un pantalon noir à sous-pieds, un gilet de fantaisie et une jolie redingote bleue, un col, éternel présent de la grisette, un chapeau de Bandoni, des gants de chevreau couleur sombre. Sa démarche, cavalière et simple à la fois, ne manquait pas de grâce. Aussi, quand il fut mandé par des Lupeaulx pour une impertinence un peu trop forte dite sur le baron de La Billardière et menacé de destitution, se contenta-t-il de lui répondre : « Vous me reprendriez à cause du costume. » Des Lupeaulx ne put s’empêcher de rire. La plus jolie plaisanterie, faite par Bixiou dans les Bureaux, est celle inventée pour Godard, auquel il offrit un papillon rapporté de la Chine que le Sous-chef garde dans sa collection et montre encore aujourd’hui, sans avoir reconnu qu’il est en papier peint. Bixiou eut la patience de pourlécher un chef-d’œuvre pour jouer un tour à son Sous-chef.

Le diable pose toujours une victime auprès d’un Bixiou. Le Bureau Baudoyer avait donc sa victime, un pauvre expéditionnaire, âgé de vingt-deux ans, aux appointements de quinze cents francs, nommé Auguste-Jean-François Minard.