Je dirai plus :
nous le respections, bien qu'il ne soit que commis à deux mille
sept d'appointements.
Lorgelin est un travailleur infatigable ; il y a en lui
l'étoffe d'un administrateur ; le chef de division lui-même,
lorsqu'il se présente quelque question épineuse, ne dédaigne pas de
prendre son avis. À tout cela se joignent un extérieur avantageux
et des mœurs inattaquables.
Cependant on dit de lui au ministère : – Lorgelin est
rasé comme avancement.
Pourquoi ? comment ? Tout le monde l'ignore, il ne le
sait pas lui-même sans doute.
Évidemment il y a quelque chose dans le passé administratif de
cet homme remarquable.
Quoi ?
Une bévue, une imprudence, un malentendu, moins peut-être.
C'est un mystère que nul n'a jamais pénétré, et voilà vingt ans
bientôt que cet homme aux talents inutiles moisit dans les emplois
subalternes. Que de nullités lui ont passé sur le dos ! que
d'incapables il a vus grandir et prospérer ! devenus ses
chefs, ils ne se sont plus souvenus de lui.
Il aurait donné sa démission depuis longtemps, à la première
injustice, ou à la dixième, s'il n'avait été très pauvre. Il
pouvait gagner beaucoup plus ailleurs, il le croyait ; mais il
n'a pas osé risquer sur la seule carte de son intelligence le pain
de sa vieille mère.
Sa mère est morte. Il est resté, il restera jusqu'à la
retraite.
On lui a entendu dire une fois un mot douloureux :
– On crève habituellement les yeux des chevaux qui font tourner
les manèges : on a oublié de me les crever, voilà tout.
Cet homme serait peut-être le plus complet de tous ceux que j'ai
connus au ministère, ajoutait Romain, si parfois l'acrimonie ne lui
remontait à la gorge. Il a des accès de misanthropie. Alors il
devient aigre, rancunier, méchant ; il s'en prend à ceux qui
l'entourent ; il passe sa colère, comme on dit.
Pitié ou envie, il est âpre aux jeunes gens ; à ces
enthousiastes de la vie, il aime à arracher les illusions
généreuses ; il y prend un triste plaisir, comme ces enfants
cruels qui plument tout vifs les petits oiseaux.
Lorgelin dit à Caldas, un jour qu'ils se trouvaient seuls :
– Vous devez périr d'ennui et de dégoût dans votre bureau.
– Heu ! répondit Romain, en allongeant prodigieusement la
lèvre inférieure.
– Je le conçois et je vous plains. Vous êtes avec de petites
gens. Qu'est-ce que Gérondeau ? un estomac. Et Rafflard ?
un estomac détruit. Nourrisson ? un garçon coiffeur ; et
Basquin ? un… calligraphe !
– Vous êtes impitoyable, répondit Caldas en riant malgré
lui.
– Impitoyable ! s'écria M. Lorgelin en grinçant des dents.
Ah ! vous ne connaissez pas ces… Mais non, la colère
m'emporte. Voyons, mon cher ami, regardez-moi ce Gérondeau, il a
cent mille écus de capital. Que fait-il ici ? Rien, rien,
rien ! ! ! Il était agent d'affaires
autrefois ; la mort de son père l'a fait riche. Alors il est
entré dans l'administration, comme les vieillards pauvres aux
Petits-Ménages. Savez-vous pourquoi il reste, pourquoi il y restera
jusqu'à ce qu'on le mette dehors ? Parce qu'il a peur de se
ruiner. Il compte comme le peuple, il ne dit pas : – J'ai douze
mille livres de rente ; il dit : J'ai trente-cinq francs à
manger par jour. Eh bien ! il mange ses trente-cinq francs de
cinq heures du soir à minuit. Il aime le jeu, le vin, la bonne
chère, les filles ; tous les jours que Dieu fait, ce poussah
chasse à l'ouvrière entre chien et loup. Il appelle les
malheureuses créatures que la chaîne d'or de son gilet fascine « du
gibier. » S'il les payait encore, mais il les escroque sans pudeur,
il veut être aimé pour lui-même !… Enfin son bureau, c'est
pour lui comme un conseil de famille, ça le tient. Il reçoit cent
vingt francs par mois ; mais l'argent est la moindre
affaire ; quoique avare, car il est avare, il en donnerait
autant pour rester à son pupitre, et il y trouverait encore de
l'économie… Moi je dis, reprit M. Lorgelin avec une explosion
d'indignation, que l'on n'a pas le droit de donner à des gens
riches de ces petits emplois. Place aux pauvres !
– J'avoue, répondit Caldas, qu'en entrant ici je ne m'attendais
pas à coudoyer des millionnaires.
– Il n'y a pas de millionnaires précisément, continua Lorgelin,
mais beaucoup de gens aisés : des timides qui redoutent les luttes
de la vie, des paresseux que le travail effraie, des cerveaux
faibles qui ne supporteraient pas l'ivresse de la liberté, éternels
enfants qui ne sauraient marcher sans lisières du berceau à la
tombe, enfin la tourbe des imbéciles incapables de faire autre
chose que ce labeur automatique. Eh bien ! par le fait seul de
leur fortune, ces gens arrivent. L'administration aime les employés
aisés. – Si je donne des appointements insuffisants, dit-elle,
c'est que j'entends bien qu'on ne vive pas seulement des
appointements.
– Il est positif, dit Romain, qui songeait, à ses cent francs
par mois, qu'il est difficile de se tirer d'affaire avec ce que
l'on gagne.
– Dites impossible, et pourtant plus de la moitié des employés
réalisent ce miracle. Vous vous plaignez ! vous, jeune homme.
Songez à ce que peut faire l'employé marié. Avez-vous pénétré dans
un de ces tristes intérieurs ? Le mari, au sortir de son
bureau, prend à peine le temps de manger ; c'est alors que
commence sa nouvelle existence, son existence nocturne. Il tient
des livres pour une maison de commerce, donne des leçons de
n'importe quoi, même de français, reçoit les contremarques à la
porte d'un théâtre, ou racle de la contrebasse dans une guinguette
de barrière.
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