Ce passeport administratif
fera croire à une commission à l'extérieur.
Précisément parce que le temps était magnifique, beaucoup
d'employés avaient éprouvé la même velléité de promenade ; ils
en rencontrèrent un certain nombre qui portaient gravement leur
feuille de papier ; quelques-uns, les plus prudents, s'étaient
précautionnés d'un dossier pour de vrai.
Le bureau de poste n'était pas loin. Romain, lorsqu'il eut son
argent en poche, calcula que, sans faire une trop longue absence,
il pouvait inviter le calligraphe à prendre quelque chose, la
monnaie de son petit verre. Il pensait offrir une absinthe et se
faire servir une bavaroise au chocolat.
– Si nous entrions dans un café ? proposa-t-il ; nous
avons le temps, n'est-ce pas ?
– Si nous avons le temps ! répondit Basquin, la feuille de
présence ne se signe que demain matin à dix heures ! Je
comptais bien vous proposer une partie de billard ; seulement
permettez-moi de vous conduire à notre café habituel.
Et il le mena au CAFÉ DE L'ÉQUILIBRE
Cet établissement n'est pas le plus luxueux des trois ou quatre
de ce genre qui débitent de la chicorée aux environs du
ministère.
Si les employés lui ont donné leur clientèle, c'est que le
patron a eu l'esprit de mettre aux vitres de sa devanture des
rideaux fort épais. Un chef de division peut passer dans la rue, il
n'apercevra pas ses subordonnés faisant l'école buissonnière autour
d'un billard ou devant un tapis vert.
On a quitté en masse pour cet établissement si discret le café
d'en face.
Un loustic de l'administration avait répandu le bruit que le
limonadier était un mouchard, en relations intimes avec le
ministre, et qu'il faisait coller ceux dont les notes
étaient en retard.
Cette excellente plaisanterie a causé le suicide d'un père de
famille, trois faillites, et jeté onze enfants à l'hôpital.
Le Café de l'Équilibre fait des affaires d'or.
Lorsque Caldas y entra avec son collègue, les salles
regorgeaient de monde. Il y avait bien là cent cinquante jeunes
gens, tous employés du ministère.
L'animation était grande ; c'était l'heure de la
demi-tasse. Il y avait des allées et des venues. À chaque instant
la porte s'ouvrait et quelque nouveau consommateur se glissait dans
la salle ; d'autres s'enfuyaient sans prendre même le temps
d'essuyer leurs moustaches.
Beaucoup absorbaient leur moka ou avalaient une chope furtive
debout, la tête nue, à la hâte : ceux-là n'avaient pas fait le tour
du chapeau. On reconnaissait les employés escamotés à leur
quiétude ; ces derniers jouaient au billard ou comptaient les
cents d'une partie de bésigue en trois mille.
L'entrée de Basquin fut saluée d'un hurrah. Comme il est
toujours au café, il est connu de toute l'administration ;
même il y avait fait de très bonnes connaissances qui lui donneront
plus tard un coup d'épaule. Des gens en passe de monter très haut
ont pris de lui des leçons de carambolage ; ce garçon arrivera
par le billard.
Ce noble jeu est d'ailleurs, par excellence, un jeu
administratif ; il a donné à la France un secrétaire d'État
sous Louis XIV, M. de Chamillard, qui n'avait pas son pareil pour
couler sur une bille et pour faire le bloc.
Le premier mot de Basquin fut pour le garçon.
– Retenez-nous un billard, cria-t-il.
Bientôt la partie commença entre les collègues du Sommier.
Caldas, qui avait mangé six flûtes au beurre avec sa bavaroise,
était d'humeur généreuse et clémente. Dès les premiers coups il vit
bien qu'il pouvait rendre quinze points de trente à son adversaire
: il ne voulut pas égaliser la partie, il préféra lâcher son jeu
pour faire à Basquin la politesse de le laisser gagner.
Ils choquèrent longtemps l'ivoire en buvant des grogs et des
chopes. Romain ne s'ennuyait pas, le caractère de Basquin lui
allait assez. Il avait oublié tout à fait l'Équilibre, lorsque
Gérondeau apparut sur le seuil du café, le chapeau de Caldas à la
main.
Il ne l'avait pas mis sur sa tête, parce qu'il était trop
étroit. Comme la pluie, depuis tantôt trois heures, avait succédé
au beau temps, l'expéditionnaire avait reçu quelques gouttes d'eau,
et il arrivait fort mécontent.
– En voilà une fugue ! cria-t-il ; il fallait au moins
nous prévenir, nous serions venus avec vous : ça n'est pas
gentil.
Et s'adressant plus particulièrement à Romain, avec un rictus
ironique :
– M. Nourrisson craignait que vous n'eussiez oublié votre si
aimable invitation, et j'ai été obligé de l'amener de force.
– Comment, dit Caldas, il est déjà quatre heures ! Est-ce
que nous ne remontons pas au bureau ?
– Eh bien, merci, fit Basquin, vous trouvez peut-être que nous
n'avons pas assez donné à l'administration pour ce qu'elle nous
paye.
– La journée est finie, dit Nourrisson, bien finie !
– Et on ne s'est pas aperçu de notre absence ? demanda
Romain.
– Non, le chef est venu, on lui a fait voir vos chapeaux.
– Mais j'y pense, dit Caldas à Basquin, vous n'avez pas rendu
celui de votre ami.
– Mon ami est au-dessus de ça, riposta celui-ci ; nous
n'avons qu'une tête à nous deux.
Gérondeau s'informa de ce qu'avaient fait les deux fugitifs
pendant la journée.
Basquin répondit qu'il avait joué au billard et qu'il avait
gagné sept parties.
– Dame, vous êtes très fort, mon petit, dit Gérondeau à Basquin,
qu'il gagne toujours, vous devriez m'en rendre, je suis dupe ;
mais si M. Caldas veut me faire le plaisir de jouer l'absinthe…
L'honnêteté de Basquin se révolta de cette proposition,
– Vous n'avez pas de honte ! cria-t-il à Gérondeau.
Et se retournant vers Romain :
– Il est bien plus fort que moi, continua-t-il, n'acceptez
pas.
– Qu'importe ! fit Caldas.
Il joua mollement d'abord, en homme qui ne se soucie pas de
gagner ; au milieu de la partie, Gérondeau, enhardi par une
avance de dix points, lui dit tout à coup :
– Au lieu d'absinthe, êtes-vous homme à tenir quatre bouteilles
de vin de champagne pour le dîner ?
– Quelle canaille ! s'écria Basquin.
Caldas hésita un moment ; il trouvait l'offre assez
scandaleuse. Il accepta pourtant, mais il soigna son jeu et gagna à
un point de différence, en n'en comptant pas trois que son
adversaire lui vola.
Gérondeau était furieux d'avoir perdu. Il reconnaissait bien là,
disait-il, sa déveine ordinaire. Comme il est plein d'amour-propre,
il ne voulait pas s'avouer la supériorité de Caldas, et, convaincu
qu'il devait gagner :
– Me donnez-vous ma revanche ? demanda-t-il.
– Certainement, dit Romain.
C'était à Gérondeau de commencer. Il fit onze points de
suite ; la partie était en vingt.
Au onzième carambolage qui ouvrait une série, il fit une seconde
motion :
– Tenez, dit-il, je suis bon prince, je joue, contre votre
dîner, les quatre bouteilles de vin de Champagne que j'ai perdues
et toute la consommation. Garçon, une bouteille de madère et des
londrès !…
– Oh ! oh ! pensa Caldas, c'est par trop violent. Nous
allons bien voir.
Et comme la joie avait fait manquer à Gérondeau son carambolage
sûr, Caldas prit la queue et ne la quitta que la partie gagnée.
L'expéditionnaire aux douze mille livres de rente fut anéanti
sur le moment. Mais, après réflexion, il dit tout bas à l'élégant
Nourrisson :
– Je crois qu'il faut se défier de ce jeune homme. C'est un
filou.
Au moment de partir, Caldas s'informa de ce monsieur maigre
qu'il avait invité et qui déjeunait de chocolat ; on lui
répondit qu'il ne dînait jamais en ville, et Gérondeau ajouta que
sa figure lui aurait coupé l'appétit.
Déjà l'expéditionnaire riche était consolé. Il est ainsi fait :
sensible à la perte comme à l'extraction d'une dent, il est
aussitôt guéri ; il s'exécute de bonne grâce, et, bon convive,
remarquable fourchette, le commerce d'un bon dîner lui donne
presque de l'esprit.
Le dîner fut excellent. On se sépara à onze heures du soir,
raisonnablement gris.
En rentrant chez lui avec ses cent vingt francs intacts, Caldas
faisait des calculs.
– J'ai pourtant gagné trois francs trente-trois centimes
aujourd'hui, murmurait-il, et j'ai fait six chemises, soit
cinquante-cinq centimes et demi la chemise. C'est bien payé.
Chapitre 17
Au bout de huit jours Caldas, qui commençait à se gratter à
l'endroit du collier, savait le fond du sac de ces quatre
collègues.
Il ne les eût pas observés, que M. Lorgelin les lui eût
déshabillés.
Caldas avait fait connaissance de cet employé un jour qu'il
avait été chargé d'aller faire des recherches au bureau voisin, qui
comprend le reste de l'alphabet depuis H jusqu'à Z.
– Nous n'aimions pas beaucoup M. Lorgelin à l'Équilibre, me
disait Caldas ; mais nous l'estimions tous.
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