»
L'examen commença. Il y eut une question qui embarrassa bien
Caldas.
C'était un problème ainsi posé :
« Dire l'influence de la statistique sur la durée moyenne de la
vie des hommes depuis dix ans. »
Il s'en tira pourtant en s'inspirant fort à propos d'un passage
humanitaire de la Case de l'oncle Tom.
Du reste, Romain put travailler avec tranquillité. Il ne fut
dérangé que tous les quarts d'heure par son voisin le lycéen qui
lui offrait des prises de tabac dans sa queue de rat, et,
de temps à autre, par le sexagénaire, qui lui demandait des
conseils sur les participes. Trois messieurs, qui copièrent
par-dessus son épaule, ne le gênèrent aucunement.
En rentrant chez lui, Caldas se disait :
– Cet examen est une excellente chose pour les candidats ;
au numéro de classement qu'obtient leur mérite, ils peuvent mesurer
au juste l'influence de leurs protecteurs.
Chapitre 2
Les hautes influences qu'avait fait jour Caldas lui
garantissaient sa réception dans un rang honorable. Aussi
n'essaya-t-il pas d'entreprendre quoi que ce soit, et son tailleur
étant venu lui présenter une petite facture, il lui promit de le
payer le jour où il toucherait des appointements.
Et il attendit.
Il attendit huit jours, un mois, six mois…
Après quoi il prit son chapeau et se rendit au Ministère afin
d'avoir des nouvelles de son examen.
– Vous êtes reçu, lui dit un employé très complaisant auquel on
l'adressa ; et sans l'écriture qui vous a nui beaucoup, vous
étiez reçu le premier, hors ligne ; mais vous écrivez si mal
que vous vous êtes trouvé rejeté à la quatre-vingt-troisième
place.
– Et quand aurai-je un emploi ? demanda Caldas.
– Mais à votre tour ; vous avez le numéro neuf mille cent
quatre-vingt-sept.
– Ciel ! s'écria Romain épouvanté, j'aurai cent ans quand
mon tour viendra.
– Pardon, dit l'employé, depuis l'examen il y a eu cinq
nominations.
Romain salua poliment et se retira fort édifié.
Renonçant à dîner du budget, Caldas ne songea plus qu'à déjeuner
de la littérature. Dès le lendemain, il envoyait au
Bilboquet, journal de banque et de littérature mêlées, un
article de haute fantaisie, qui fit le succès du numéro et lui fut
payé un franc trente-cinq centimes.
Attaché à poste fixe à cet organe sérieux, il ne tarda pas avoir
se développer devant lui les resplendissants horizons de la fortune
et de la gloire.
Un quart de vaudeville reçu au théâtre de Grenelle mit le sceau
à sa réputation.
De ce jour il vécut de sa plume, indépendant et fier…
Il y avait dix-neuf mois que Romain mourait de faim, lorsqu'un
soir où, par hasard, il rentrait chez lui, sa portière lui remit un
pli estampé d'un timbre officiel.
Il rompit l'enveloppe d'une main fiévreuse, croyant y trouver
des propositions de collaboration à l'un des
Officiels.
Mais la lettre n'était pas de M. A. Wittersheim, ce n'était
qu'un imprimé. Il lut :
« Le chef du personnel du ministère de l'Équilibre
national a l'honneur d'informer M. Romain Caldas que par
décision de Son Excellence en date du 18 janvier 1869, il a été
appelé à remplir les fonctions d'employé surnuméraire dans les
bureaux de son administration.
« (Signé) LE CAMPION. »
– Je la trouve mauvaise, dit Caldas, qui fréquentait depuis
quelque temps un assez vilain monde.
Sur cette réflexion il souffla sa bougie, et s'endormit en
pensant aux cheveux blonds de Mlle Célestine, l'ingénue de
Grenelle, qui les a rouges.
– Toc, toc, toc, toc…
– Qui est là ? dit Caldas, furieux d'être éveillé en
sursaut.
– C'est moi, Krugenstern, fit un accent souabe des plus
prononcés.
– Mon Dusautoy, murmura Caldas ; et il ouvrit.
Il était joliment en colère, le père Krugenstern, ce matin-là.
Il voulait de l'argent, il attendait son argent depuis dix-neuf
mois.
– Et voilà dix-neuf mois aussi que j'attends ma nomination,
s'écria Caldas, et je viens seulement de la recevoir ; tenez,
la voici. Mais elle arrive trop tard… quand je n'ai plus d'habits…
je vais allumer ma pipe avec ce chiffon.
Krugenstern retint la main de l'insensé. À ce mot de nomination,
son cœur de tailleur avait battu plus fort. Il avait compris que de
ce jour Caldas devenait un débiteur sérieux ; sa créance
allait avoir une base ; l'employé présente une surface, et
l'on peut mettre opposition à ses appointements.
Sans mot dire, grave, contenu, M. Krugenstern tira de sa poche
son mètre et son morceau de craie, et prit mesure à Caldas, qu'il
trouva sensiblement maigri.
– Mais… que faites-vous, mon cher ami ? dit Caldas
inquiet.
– Che fous vais ein bartessus, ein baldot, ein bandalon et ein
chilet ; fus aurez tut cela temain, temain madin, te ponne
heure.
Et il sortit.
Caldas, qui avait des sentiments délicats, comprit qu'il était
engagé d'honneur à prendre le grattoir dans la grande armée de la
paperasse.
C'est ainsi qu'un tailleur allemand détermina la vocation d'un
administrateur français.
Chapitre 3
Il était beau, il était frais, il était distingué.
Ah ! M. Krugenstern avait bien fait les choses, mais Caldas
l'avait bien secondé.
Il avait des bottines vernies avancées sur son compte de
rédaction par le rédacteur en chef du Bilboquet ; il
avait un chapeau de soie presque tout neuf, résultat intelligent du
libre-échange : toute sa vieille défroque y avait passé.
Même il avait des gants violet-tendre ; mais ces gants lui
coûtaient cher. Pour eux il avait vendu à un Porcher du
Gros-Caillou ses droits d'auteur sur son quart de vaudeville.
Ô France ! reine du monde civilisé ! salue à son
aurore un de tes maîtres futurs !
– Monsieur, dit-il en s'inclinant devant un homme en livrée
marron-clair, j'ai reçu la lettre que voici…
L'homme en livrée lisait au coin du poêle un article de M.
Dréolle.
À cette voix qui troublait ses délassements intellectuels, il
releva la tête ; son regard, sous ses lunettes, remonta
rapidement jusqu'à la boutonnière supérieure du beau pardessus de
M. Krugenstern, et comme il n'y vit pas le plus petit bout de
ruban, sans se donner la peine de dévisager son interlocuteur, il
se replongea dans sa lecture avec un flegme imperturbable.
– Monsieur, recommença Caldas…
– Là-bas, au fond de la galerie, dit l'homme avec
insouciance.
Au fond de la galerie, Caldas trouva deux autres personnages,
toujours en marron-clair, qui prenaient leur café.
Jugeant l'occurrence favorable pour glisser sa requête, le
nouveau tendit à l'un de ces messieurs sa lettre tout ouverte.
Le moka était réussi, le monsieur de bonne humeur ; il
invita Caldas à s'asseoir sur une banquette, et posant
méthodiquement la lettre d'avis sous un presse-papier, continua à
vaguer sans façon à ses occupations gastronomiques.
Au bout de trois petits quarts d'heure, comme Romain se
demandait s'il ne ferait pas mieux d'aller rendre à Krugenstern les
habits qu'il lui avait confiés pour faire fortune, le garçon de
bureau qui s'était montré si bienveillant pour lui reprit en
hochant la tête :
– Monsieur, le chef du personnel ne reçoit jamais avant deux
heures.
– Diable ! dit Caldas, il n'est pas encore midi.
– Oh ! vous pouvez rester, vous ne nous gênez pas…
On étouffait dans cette galerie, mais il gelait dehors ;
Caldas resta.
Cette couple d'heures ne fut pas d'ailleurs inutile à son
apprentissage administratif. Il avait eu jusqu'alors des idées tout
à fait anglaises sur la valeur du temps, l'oisiveté si occupée de
ces fonctionnaires marron-clair fut une révélation pour lui ;
et concluant de leur fainéantise individuelle à la fainéantise
universelle de la gent bureaucratique, il caressa le doux espoir de
mitiger par le commerce des muses, pendant les heures
réglementaires, l'austère labeur de l'employé.
Un coup de sonnette retentit ; le garçon de bureau, qui
s'était endormi pendant que Caldas rêvait, se dressa comme mû par
un ressort.
– Monsieur, le chef du personnel est visible, dit-il.
Et rendant au nouveau sa lettre d'introduction, que celui-ci
fourra machinalement dans une de ses poches, il poussa une portière
capitonnée en maroquin vert et l'introduisit dans une vaste pièce
éclairée par deux fenêtres et coupée vers le milieu par un paravent
de couleur claire.
Caldas, qui avait l'instinct de la stratégie, eut l'heureuse
inspiration de tourner ce bastion, et derrière un vaste bureau il
se trouva face à face avec M. le chef du personnel.
Chapitre 4
M. Edme Le Campion, chef du personnel au ministère de
l'Équilibre, chevalier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur,
commandeur de l'ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, est un homme de
taille moyenne, au front chauve, à l'œil vacillant. Son âge est un
mystère que nul n'a pu sonder. Il n'a pas d'âge.
Napoléon Ier connaissait, dit-on, par leurs noms tous les
grognards de sa vieille garde ; il sait, lui, la biographie de
tous les officiers, caporaux et soldats de son corps d'armée
administratif. Il n'ignore pas plus la position intéressante de
Balançard, le contrôleur de l'Équilibre de Loudéac, chargé de neuf
enfants et d'une mère aveugle, que les habitudes vicieuses de
Fadart, dit Liche-à-l'œil, jeune surnuméraire parisien,
qui se galvaude dans tous les caboulots latins.
Bref, le cerveau de M. Le Campion est un véritable bureau à
compartiments, divisé en une infinité de casiers administratifs.
Dans les lobes de ce cerveau, chaque employé a son dossier, avec
pièces à l'appui. Le tout ferme à secret.
Le secret !… mais c'est la condition même de l'existence du
chef du personnel. Aussi, fait-il de la discrétion à outrance. On
l'a quelquefois entendu parler, jamais répondre. Il fuit les mots
précis.
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