Oui et non sont rayés de son vocabulaire. Autant vaudrait
interroger la sibylle de Cumes. Ce n'est qu'avec les précautions
les plus humiliantes pour son interlocuteur, qu'il ouvrira en sa
présence le tiroir où il serre ses plumes et ses crayons ; il
tremble sans doute de laisser s'évaporer le mystère de l'alchimie
bureaucratique…
Cet homme impénétrable est le grand ressort du ministère, un
ressort d'acier. C'est sur sa présentation que se font toutes les
nominations et toutes les promotions. Il est le dispensateur de
l'avancement, dispensateur avare ; à lui s'adressent tous les
vœux, à lui toutes les prières ; il est de la part du peuple
employé l'objet d'un culte analogue à celui que le lazzarone
napolitain professe pour son grand saint Janvier. Le fanatisme y
touche de près à l'insulte, l'adoration à l'outrage. Le miracle de
l'avancement ou de la gratification a-t-il eu lieu, Dieu ne fait
pas fleurir assez de roses pour le saint Janvier de
l'Équilibre ; mais le bienheureux du personnel a-t-il fait la
sourde oreille, ce n'est plus du rez-de-chaussée aux combles de la
maison qu'un formidable concert d'invectives et d'imprécations.
Impassible, il ne sait rien de cet orage.
Lorsque, du même pas méthodique, son parapluie sous le bras,
drapé dans son nuage de mystère, il traverse les corridors, la
crainte et l'espoir ferment toutes les bouches et découvrent toutes
les têtes.
La renommée, qui grossit tout, exagère certainement
l'omnipotence du chef du personnel, et les employés de province
qui, chaque année, font deux cents lieues pour tenir le bougeoir à
son petit lever, n'auraient peut-être pas tort de faire cette
économie de bouts de chandelles. Non, Le Campion n'est pas
tout-puissant ; non, Le Campion ne fait pas tous les jours ce
qu'il veut ; il est juste, mais il n'est pas le maître ;
il propose le plus méritant, et le plus protégé est nommé. Il est
juste, et il fait des injustices ; mais chacune de ces
injustices est comme une épine cruelle qui hérisse son oreiller et
trouble la nuit les rêves de sa conscience.
Chapitre 5
Quels pensers agitaient l'homme intérieur dans Caldas depuis
tantôt trois minutes qu'il se tenait au port d'armes, le chapeau à
la main, le cœur palpitant sous son gilet (étoffe
anglaise) ?
Il m'en coûte peu de l'avouer. Caldas ne pensait à rien. La
majesté silencieuse de cette réception avait subitement cristallisé
les idées du nouveau.
Le chef du personnel voulut bien enfin s'apercevoir qu'il y
avait quelqu'un là. Par habitude il cacha précipitamment une
feuille de papier blanc et son grattoir, souleva légèrement ses
lunettes et… peut être allait-il parler quand la peur du ridicule
déliant tout à coup la langue de Caldas :
– Monsieur, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de m'appeler…
M. Le Campion, qui ne s'est jamais démenti, ne répondit ni oui
ni non…
Caldas continua :
– Vous avez bien voulu me convoquer par une lettre…
Et il cherchait dans toutes ses poches…
M. Le Campion avança la main.
Caldas cherchait toujours avec rage, avec frénésie, sans rien
trouver… Il ne connaissait pas la topographie de son vêtement
neuf ; depuis avant-hier on portait les poches de côté sur les
hanches, et Krugenstern ne l'avait pas initié à ce détail.
La main de M. Le Campion, toujours tendue vers lui, avait des
frémissements d'impatience ; il le voyait clairement, et
l'horreur de cette situation paralysait ses moyens. Il se reprenait
à fouiller dans une poche déjà explorée cinq fois.
– Canaille de tailleur ! pensait-il, idiot, Allemand !
me pousser dans un habit dont je ne connais pas les
dépendances ! De quoi ai-je l'air ? d'avoir loué une
frusque chez le fripier.
Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau à terre,
et se palpant par devant, par derrière, de droite et de gauche dans
un suprême effort, il réussit à trouver la lettre fatale qu'il
glissa respectueusement dans la main toujours tendue de M. le chef
du personnel.
– Vous êtes M. Romain Caldas ? demanda M. Le Campion en
jetant les yeux sur cette lettre qui portait sa signature.
– Oui, Monsieur.
M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau : il lui
prenait sa mesure administrative. Du reste, pas un pli sur sa
physionomie qui pût indiquer s'il était ou non satisfait de son
examen. Il reprit avec solennité :
– Vous voulez suivre, Monsieur, la carrière de
l'administration ; c'est une pénible et laborieuse carrière,
féconde en déceptions, et que vous ne connaissez sans doute pas
encore ; mais vous avez fait votre droit, je crois.
– Je suis licencié, dit Caldas ; en outre, je crois pouvoir
me rendre utile dans l'administration… j'ai l'habitude de rédiger,
j'ai publié quelques ouvrages.
– Ah ! ah ! fit sur deux tons différents M. le chef du
personnel, vous vous occupez de littérature.
Et positivement cette fois sa figure exprima quelque chose. Ce
n'était pas de la satisfaction.
Le nouveau s'aperçut qu'il faisait fausse route.
– De littérature, dit-il d'un air désintéressé, pas
précisément ; quelques travaux sérieux d'économie politique,
de statistique…
M. Le Campion, reculant subitement son fauteuil, se leva et
s'adossant à la cheminée :
– Notre administration, dit-il en pesant ses paroles, a
l'honneur de compter dans son sein plusieurs littérateurs
français…
Il fit une pause.
Caldas se reprenait à espérer.
– Ce sont tous, ajouta le chef du personnel, d'exécrables
employés.
– Oh ! dit le nouveau, je ne suivrai pas leurs
traces ; entré dans l'administration, je ne veux plus
m'occuper que d'elle.
Le lâche reniait ses dieux.
– Vous devez cela, et plus encore, reprit l'auguste
fonctionnaire, à l'éminent protecteur qui vous a si vivement
recommandé à Son Excellence. C'est à lui que vous avez dû de voir
votre demande si rapidement accueillie ; et c'est par
conséquent à lui aussi que vous devez d'avoir été reçu à votre
examen.
Romain se demandait en lui-même quel était, parmi les vingt
inconnus qui avaient apostillé sa pétition, le protecteur assez
puissant pour la faire aboutir en moins de deux ans.
Il se trouva que c'était un élève en pharmacie qui venait d'être
nommé rédacteur en chef d'une grande revue.
M. Le Campion tira un cordon de sonnette suspendu juste
au-dessus de son bureau.
L'homme marron-clair reparut.
– Conduisez monsieur, dit le chef du personnel, chez M.
Mareschal, – votre chef de division, ajoutât-il en s'adressant au
nouveau.
Et, comme l'audience était finie, il tourna le dos à Caldas avec
cette urbanité parfaite que lui donne l'habitude de recevoir cent
vingt visites par jour.
Chapitre 6
Romain suivit le garçon de bureau.
Ils longèrent un grand corridor sombre, tournèrent à droite,
descendirent douze marches, traversèrent deux vestibules, une
galerie, remontèrent un étage et demi, s'engagèrent de nouveau dans
un corridor plus sombre que le premier, à la suite duquel se
trouvait une grande pièce où deux messieurs en habit noir causaient
à un bureau.
Caldas s'apprêtait à les saluer, quand il aperçut à leur cou
certaine chaîne d'acier en sautoir.
Ces messieurs étaient deux huissiers de Son Excellence.
– Peste ! il fait bon ici, se dit-il, de remuer trois fois
la main avant de la porter à son chapeau. L'habit ne fait pas le
chef.
Sur cet aphorisme trouvé, il perdit son guide. Le garçon de M.
Le Campion avait brusquement tourné à gauche, Caldas prit à droite,
hâtant le pas pour rejoindre son pilote. Il marcha droit devant
lui, enfila le corridor B, descendit l'escalier 3, gagna l'aile
nord, et comme il n'avait pas eu la précaution en passant le matin
dans le Luxembourg de ramasser des cailloux à l'instar du
Petit-Poucet, il se trouva complètement désorienté dans les parages
du corridor L.
Un monsieur passa tête nue avec des paperasses sous le
bras ; Romain l'aperçut avec plus de joie que Colomb les
premiers oiseaux qui lui annonçaient la terre, et c'est avec
l'anxiété du naufragé qu'il le pria de lui indiquer le cabinet de
M.
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