Les grandes espérances I
Charles Dickens
Les grandes espérances
BeQ
Charles
Dickens
Les grandes espérances
roman traduit de l’anglais
par
Charles
Bernard-Derosne
(Paris, Librairie Hachette et Cie, 1896.)
Tome premier
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 556 : version 2.0
Du même
auteur, à la Bibliothèque :
David Copperfield (2 tomes)
Olivier Twist (2 tomes)
L’abîme
(en collab. avec Wilkie Collins)
Cantique de
Noël
Le grillon
du foyer
Conteurs à
la ronde
Les
grandes espérances
I
I
Le nom de famille de mon père étant
Pirrip, et mon nom de baptême Philip, ma langue enfantine ne
put jamais former de ces deux mots rien de plus long et de plus
explicite que Pip. C’est ainsi que je m’appelai moi-même
Pip, et que tout le monde m’appela Pip.
Si je donne Pirrip comme le nom de famille de mon
père, c’est d’après l’autorité
de l’épitaphe de son tombeau, et l’attestation de
ma sœur, Mrs Joe Gargery, qui a épousé le
forgeron. N’ayant jamais vu ni mon père, ni ma mère,
même en portrait puisqu’ils vivaient bien avant les
photographes, la première idée que je me formai de leur
personne fut tirée, avec assez peu de raison, du reste, de
leurs pierres tumulaires. La forme des lettres tracées sur
celle de mon père me donna l’idée bizarre que
c’était un homme brun, fort, carré, ayant les
cheveux noirs et frisés. De la tournure et des caractères
de cette inscription : Et aussi Georgiana, épouse du
ci-dessus, je tirai la conclusion enfantine que ma mère
avait été une femme faible et maladive. Les cinq
petites losanges de pierre, d’environ un pied et demi de
longueur, qui étaient rangées avec soin à côté
de leur tombe, et dédiées à la mémoire de
cinq petits frères qui avaient quitté ce monde après
y être à peine entrés, firent naître en moi
une pensée que j’ai religieusement conservée
depuis, c’est qu’ils étaient venus en ce monde
couchés sur leurs dos, les mains dans les poches de leurs
pantalons, et qu’ils n’étaient jamais sortis de
cet état d’immobilité.
Notre pays est une contrée marécageuse,
située à vingt milles de la mer, près de la
rivière qui y conduit en serpentant. La première
impression que j’éprouvai de l’existence des
choses extérieures semble m’être venue par une
mémorable après-midi, froide, tirant vers le soir. À
ce moment, je devinai que ce lieu glacé, envahi par les
orties, était le cimetière ; que Philip Pirrip,
décédé dans cette paroisse, et Georgiana, sa
femme, y étaient enterrés ; que Alexander,
Bartholomew, Abraham, Tobias et Roger, fils desdits, y étaient
également morts et enterrés ; que ce grand désert
plat, au-delà du cimetière, entrecoupé de
murailles, de fossés, et de portes, avec des bestiaux qui y
paissaient çà et là, se composait de marais ;
que cette petite ligne de plomb plus loin était la rivière,
et que cette vaste étendue, plus éloignée
encore, et d’où nous venait le vent, était la
mer ; et ce petit amas de chairs tremblantes effrayé de
tout cela et commençant à crier, était Pip.
« Tais-toi ! s’écria
une voix terrible, au moment où un homme parut au milieu des
tombes, près du portail de l’église. Tiens-toi
tranquille, petit drôle, où je te coupe la gorge ! »
C’était un homme effrayant à
voir, vêtu tout en gris, avec un anneau de fer à la
jambe ; un homme sans chapeau, avec des souliers usés et
troués, et une vieille loque autour de la tête ; un
homme trempé par la pluie, tout couvert de boue, estropié
par les pierres, écorché par les cailloux, déchiré
par les épines, piqué par les orties, égratigné
par les ronces ; un homme qui boitait, grelottait, grognait,
dont les yeux flamboyaient, et dont les dents claquaient, lorsqu’il
me saisit par le menton.
« Oh ! monsieur, ne me coupez pas
la gorge !... m’écriai-je avec terreur. Je vous en
prie, monsieur..., ne me faites pas de mal !...
– Dis-moi ton nom, fit l’homme,
et vivement !
– Pip, monsieur...
– Encore une fois, dit l’homme en
me fixant, ton nom... ton nom ?...
– Pip... Pip... monsieur...
– Montre-nous où tu demeures,
dit l’homme, montre-nous ta maison. »
J’indiquai du doigt notre village, qu’on
apercevait parmi les aunes et les peupliers, à un mille ou
deux de l’église.
L’homme, après m’avoir examiné
pendant quelques minutes, me retourna la tête en bas, les pieds
en l’air et vida mes poches. Elles ne contenaient qu’un
morceau de pain. Quand je revins à moi, il avait agi si
brusquement, et j’avais été si effrayé,
que je voyais tout sens dessus dessous, et que le clocher de l’église
semblait être à mes pieds ; quand je revins à
moi, dis-je, j’étais assis sur une grosse pierre, où
je tremblais pendant qu’il dévorait mon pain avec
avidité.
« Mon jeune gaillard, dit l’homme,
en se léchant les lèvres, tu as des joues bien
grasses. »
Je crois qu’effectivement mes joues étaient
grasses, bien que je fusse resté petit et faible pour mon âge.
« Du diable si je ne les mangerais
pas ! dit l’homme en faisant un signe de tête
menaçant, je crois même que j’en ai quelque
envie. »
J’exprimai l’espoir qu’il n’en
ferait rien, et je me cramponnai plus solidement à la pierre
sur laquelle il m’avait placé, autant pour m’y
tenir en équilibre que pour m’empêcher de crier.
« Allons, dit l’homme, parle !
où est ta mère ?
– Là, monsieur ! »
répondis-je.
Il fit un mouvement, puis quelques pas, et
s’arrêta pour regarder par-dessus son épaule.
« Là, monsieur ! repris-je
timidement en montrant la tombe. Aussi Georgiana. C’est ma
mère !
– Oh ! dit-il en revenant, et
c’est ton père qui est là étendu à
côté de ta mère ?
– Oui, monsieur, dis-je, c’est
lui, défunt de cette paroisse.
– Ah ! murmura-t-il en
réfléchissant, avec qui demeures-tu, en supposant qu’on
te laisse demeurer quelque part, ce dont je ne suis pas certain ?
– Avec ma sœur, monsieur... Mrs
Joe Gargery, la femme de Joe Gargery, le forgeron, monsieur.
– Le forgeron... hein ? »
dit-il en regardant le bas de sa jambe.
Après avoir pendant un instant promené
ses yeux alternativement sur moi et sur sa jambe, il me prit dans ses
bras, me souleva, et, me tenant de manière à ce que ses
yeux plongeassent dans les miens, de haut en bas, et les miens dans
les siens, de bas en haut, il dit :
« Maintenant, écoute-moi bien,
c’est toi qui vas décider si tu dois vivre. Tu sais ce
que c’est qu’une lime ?
– Oui, monsieur...
– Tu sais aussi ce que c’est que
des vivres ?
– Oui, monsieur... »
Après chaque question, il me secouait un
peu plus fort, comme pour me donner une idée plus sensible de
mon abandon et du danger que je courais.
« Tu me trouveras une lime... »
Il me secouait.
« Et tu me trouveras des vivres... »
Il me secouait encore.
« Tu m’apporteras ces deux
choses... »
Il me secouait plus fort.
« Ou j’aurai ton cœur et
ton foie... »
Et il me secouait toujours.
J’étais mortellement effrayé
et si étourdi, que je me cramponnai à lui en disant :
« Si vous vouliez bien ne pas tant me
secouer, monsieur, peut-être n’aurais-je pas mal au cœur,
et peut-être entendrais-je mieux... »
Il me donna une secousse si terrible, qu’il
me sembla voir danser le coq sur son clocher. Alors il me soutint par
les bras, dans une position verticale, sur le bloc de pierre, puis il
continua en ces termes effrayants :
« Tu m’apporteras demain matin, à
la première heure, une lime et des vivres. Tu m’apporteras
le tout dans la vieille Batterie là-bas. Tu auras soin de ne
pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse faire penser que
tu m’as vu, ou que tu as vu quelque autre personne ; à
ces conditions, on te laissera vivre. Si tu manques à cette
promesse en quelque manière que ce soit, ton cœur et ton
foie te seront arrachés, pour être rôtis et
mangés. Et puis, je ne suis pas seul, ainsi que tu peux le
croire. Il y a là un jeune homme avec moi, un jeune homme
auprès duquel je suis un ange. Ce jeune homme entend ce que je
te dis. Ce jeune homme a un moyen tout particulier de se procurer le
cœur et le foie des petits gars de ton espèce.
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