Ce soir-là, l’urgence du cas demandait au moins
une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l’introduisit dans la
gorge, pour mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son
bras, comme un tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte
pour une demi-pinte, qu’il dut avaler, bon gré, mal gré,
pendant qu’il était assis, mâchant tranquillement
et méditant devant le feu, parce qu’il avait peut-être
eu mal au cœur. Jugeant d’après moi, je puis dire
qu’il y aurait eu mal après, s’il n’y avait
eu mal avant.
La conscience est une chose terrible, quand elle
accuse, soit un homme, soit un enfant ; mais quand ce secret
fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans
les jambes d’un pantalon, c’est (je puis l’avouer)
une grande punition. La pensée que j’allais commettre un
crime en volant Mrs Joe, l’idée que je volerais Joe ne
me serait jamais venue, car je n’avais jamais pensé
qu’il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage ;
cette pensée, jointe à la nécessité dans
laquelle je me trouvais de tenir sans relâche ma main sur ma
tartine, pendant que j’étais assis ou que j’allais
à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites
commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des marais
venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me
semblait entendre au dehors la voix de l’homme à la
jambe ferrée, qui m’avait fait jurer le secret, me
criant qu’il ne pouvait ni ne voulait jeûner jusqu’au
lendemain, mais qu’il lui fallait manger tout de suite.
D’autres fois, je pensais que le jeune homme, qu’il était
si difficile d’empêcher de plonger ses mains dans mes
entrailles, pourrait bien céder à une impatience
constitutionnelle, ou se tromper d’heure et se croire des
droits à mon cœur et à mon foie ce soir même,
au lieu de demain ! S’il est jamais arrivé à
quelqu’un de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête,
ce doit être à moi. Mais peut-être cela n’est-il
jamais arrivé à personne.
C’était la veille de Noël, et
j’étais chargé de remuer, avec une tige en
cuivre, la pâte du pudding pour le lendemain, et cela de sept à
huit heures, au coucou hollandais. J’essayai de m’acquitter
de ce devoir sans me séparer de ma tartine, et cela me fit
penser une fois de plus à l’homme chargé de fers,
et j’éprouvai alors une certaine tendance à
sortir la malheureuse tartine de mon pantalon, mais la chose était
bien difficile. Heureusement, je parvins à me glisser jusqu’à
ma petite chambre, où je déposai cette partie de ma
conscience.
« Écoute ! dis-je, quand
j’eus fini avec le pudding, et que je revins prendre encore un
peu de chaleur au coin de la cheminée avant qu’on ne
m’envoyât coucher. Pourquoi tire-t-on ces grands coups de
canon, Joe ?
– Ah ! dit Joe, encore un forçat
d’évadé !
– Qu’est-ce que cela veut dire,
Joe ? »
Mrs Joe, qui se chargeait toujours de donner des
explications, répondit avec aigreur :
« Échappé !
échappé !... » administrant ainsi la
définition comme elle administrait l’eau de goudron.
Tandis que Mrs Joe avait la tête penchée
sur son ouvrage d’aiguille, je tâchai par des mouvements
muets de mes lèvres de faire entendre à Joe cette
question :
« Qu’est-ce qu’un
forçat ? »
Joe me fit une réponse grandement élaborée,
à en juger les contorsions de sa bouche, mais dont je ne pus
former que le seul mot : « Pip !... »
« Un forçat s’est évadé
hier soir après le coup de canon du coucher du soleil, reprit
Joe à haute voix, et on a tiré le canon pour en
avertir ; et maintenant on tire sans doute encore pour un autre.
– Qu’est-ce qui tire ?
demandai-je.
– Qu’est-ce que c’est qu’un
garçon comme ça ? fit ma sœur en fronçant
le sourcil par-dessus son ouvrage. Quel questionneur éternel
tu fais... Ne fais pas de questions, et on ne te dira pas de
mensonges. »
Je pensais que ce n’était pas très
poli pour elle-même de me laisser entendre qu’elle me
dirait des mensonges, si je lui faisais des questions. Mais elle
n’était jamais polie avec moi, excepté quand il y
avait du monde.
À ce moment, Joe vint augmenter ma
curiosité au plus haut degré, en prenant beaucoup de
peine pour ouvrir la bouche toute grande, et lui faire prendre la
forme d’un mot qui, au mouvement de ses lèvres, me parut
être :
« Boudé... »
Je regardai naturellement Mrs Joe et dis :
« Elle ? »
Mais Joe ne parut rien entendre du tout, et il
répéta le mouvement avec plus d’énergie
encore ; je ne compris pas davantage.
« Mistress Joe, dis-je comme dernière
ressource, je voudrais bien savoir... si cela ne te fait rien... où
l’on tire le canon ?
– Que Dieu bénisse cet enfant !
s’écria ma sœur d’un ton qui faisait croire
qu’elle pensait tout le contraire de ce qu’elle disait.
Aux pontons !
– Oh ! dis-je en levant les yeux
sur Joe, aux pontons ! »
Joe me lança un regard de reproche qui
disait :
« Je te l’avais bien dit1.
– Et s’il te plaît,
qu’est-ce que les pontons ? repris-je.
– Voyez-vous, s’écria ma
sœur en dirigeant sur moi son aiguille et en secouant la tête
de mon côté, répondez-lui une fois, et il vous
fera de suite une douzaine de questions. Les pontons sont des
vaisseaux qui servent de prison, et qu’on trouve en traversant
tout droit les marais.
– Je me demande qui on peut mettre dans
ces prisons, et pourquoi on y met quelqu’un ? »
dis-je d’une manière générale et avec un
désespoir calme.
C’en était trop pour Mrs Joe, qui se
leva immédiatement.
« Je vais te le dire, méchant
vaurien, fit-elle. Je ne t’ai pas élevé pour que
tu fasses mourir personne à petit feu ; je serais à
blâmer et non à louer si je l’avais fait. On met
sur les pontons ceux qui ont tué, volé, fait des faux
et toutes sortes de mauvaises actions, et ces gens-là ont tous
commencé comme toi par faire des questions. Maintenant, va te
coucher, et dépêchons ! »
On ne me donnait jamais de chandelle pour m’aller
coucher, et en gagnant cette fois ma chambre dans l’obscurité,
ma tête tintait, car Mrs Joe avait tambouriné avec son
dé sur mon crâne, en disant ces derniers mots et je
sentais avec épouvante que les pontons étaient faits
pour moi ; j’étais sur le chemin, c’était
évident ! J’avais commencé à faire
des questions, et j’étais sur le point de voler Mrs Joe.
Depuis cette époque, bien reculée
maintenant, j’ai souvent pensé combien peu de gens
savent à quel point on peut compter sur la discrétion
des enfants frappés de terreur. Cependant, rien n’est
plus déraisonnable que la terreur. J’éprouvais
une terreur mortelle en pensant au jeune homme qui en voulait
absolument à mon cœur et à mes entrailles.
J’éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon
interlocuteur à la jambe ferrée. J’éprouvais
une terreur mortelle de moi-même, depuis qu’on m’avait
arraché ce terrible serment ; je n’avais aucun
espoir d’être délivré de cette terreur par
ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à chaque
tentative que je faisais ; et je suis effrayé rien qu’en
pensant à ce qu’un ordre quelconque aurait pu m’amener
à faire sous l’influence de cette terreur.
Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut
pour me sentir entraîné vers les pontons par le courant
de la rivière. En passant près de la potence, je vis un
fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je
ferais mieux d’aborder et d’être pendu tout de
suite que d’attendre. J’aurais eu peur de dormir, quand
même j’en aurais eu l’envie, car je savais que
c’était à la première aube que je devais
piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la
nuit, car je n’avais aucun moyen de me procurer de la lumière,
si ce n’est en battant le briquet, ou une pierre à fusil
avec un morceau de fer, ce qui aurait produit un bruit semblable à
celui du pirate agitant ses chaînes.
Dès que le grand rideau noir qui recouvrait
ma petite fenêtre eût pris une légère
teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le plancher,
produisait un craquement qui me semblait crier : « Au
voleur !... Réveillez-vous, mistress Joe !...
Réveillez-vous !... » Arrivé au
garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni
que de coutume, j’eus un moment de frayeur indescriptible à
la vue d’un lièvre pendu par les pattes. Il me sembla
même qu’il fixait sur moi un œil beaucoup trop vif
pour sa situation. Je n’avais pas le temps de rien vérifier,
ni de choisir ; en un mot, je n’avais le temps de rien
faire. Je pris du pain, du fromage, une assiette de hachis, que je
nouai dans mon mouchoir avec la fameuse tartine de la veille, un peu
d’eau-de-vie dans une bouteille de grès, que je
transvasai dans une bouteille de verre que j’avais secrètement
emportée dans ma chambre pour composer ce liquide enivrant
appelé « jus de réglisse »,
remplissant la bouteille de grès avec de l’eau que je
trouvai dans une cruche dans le buffet de la cuisine, un os, auquel
il ne restait que fort peu de viande, et un magnifique pâté
de porc.
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