J’allais partir sans ce splendide morceau, quand j’eus
l’idée de monter sur une planche pour voir ce que
pouvait contenir ce plat de terre si soigneusement relégué
dans le coin le plus obscur de l’armoire et que je découvris
le pâté, je m’en emparai avec l’espoir qu’il
n’était pas destiné à être mangé
de sitôt, et qu’on ne s’apercevrait pas de sa
disparition, de quelque temps au moins.
Une porte de la cuisine donnait accès dans
la forge ; je tirai le verrou, j’ouvris cette porte, et je
pris une lime parmi les outils de Joe. Puis, je remis toutes les
fermetures dans l’état où je les avais trouvées ;
j’ouvris la porte par laquelle j’étais rentré
le soir précédent ; je m’élançai
dans la rue, et pris ma course vers les marais brumeux.
III
C’était une matinée de gelée
blanche très humide. J’avais trouvé l’extérieur
de la petite fenêtre de ma chambre tout mouillé, comme
si quelque lutin y avait pleuré toute la nuit, et qu’il
lui eût servi de mouchoir de poche. Je retrouvai cette même
humidité sur les haies stériles et sur l’herbe
desséchée, suspendue comme de grossières toiles
d’araignée, de rameau en rameau, de brin en brin ;
les grilles, les murs étaient dans le même état,
et le brouillard était si épais, que je ne vis qu’en
y touchant le poteau au bras de bois qui indique la route de notre
village, indication qui ne servait à rien car on ne passait
jamais par là. Je levai les yeux avec terreur sur le poteau,
ma conscience oppressée en faisant un fantôme, me
montrant la rue des Pontons.
Le brouillard devenait encore plus épais, à
mesure que j’approchais des marais, de sorte qu’au lieu
d’aller vers les objets, il me semblait que c’étaient
les objets qui venaient vers moi. Cette sensation était
extrêmement désagréable pour un esprit coupable.
Les grilles et les fossés s’élançaient à
ma poursuite, à travers le brouillard, et criaient très
distinctement : « Arrêtez-le !
Arrêtez-le !... Il emporte un pâté qui n’est
pas à lui !... » Les bestiaux y mettaient une
ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me
lançant par leurs naseaux un effroyable : « Holà !
petit voleur !... Au voleur ! Au voleur !... »
Un bœuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience
troublée trouvait un certain air clérical, fixait si
obstinément sur moi son œil accusateur, que je ne pus
m’empêcher de lui dire en passant :
« Je n’ai pas pu faire autrement,
monsieur ! Ce n’est pas pour moi que je l’ai
pris ! »
Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla
par ses naseaux un nuage de vapeur, et disparut après avoir
lancé une ruade majestueuse avec ses pieds de derrière
et fait le moulinet avec sa queue.
Je m’avançais toujours vers la
rivière. J’avais beau courir, je ne pouvais réchauffer
mes pieds, auxquels l’humidité froide semblait rivée
comme la chaîne de fer était rivée à la
jambe de l’homme que j’allais retrouver. Je connaissais
parfaitement bien le chemin de la Batterie, car j’y étais
allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais,
qu’assis sur un vieux canon, il m’avait dit que, lorsque
je serais son apprenti et directement sous sa dépendance, nous
viendrions là passer de bons quarts d’heure. Quoi qu’il
en soit, le brouillard m’avait fait prendre un peu trop à
droite ; en conséquence, je dus rebrousser chemin le long
de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses
pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée.
En me hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un
fossé que je savais n’être pas éloigné
de la Batterie, quand j’aperçus l’homme assis
devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés
et la tête penchée en avant, sous le poids du sommeil.
Je pensais qu’il serait content de me voir
arriver aussi inopinément avec son déjeuner. Je
m’approchai donc de lui et le touchai doucement à
l’épaule. Il bondit sur ses pieds, mais ce n’était
pas le même homme, c’en était un autre !
Et pourtant cet homme était, comme l’autre,
habillé tout en gris ; comme l’autre, il avait un
fer à la jambe ; comme l’autre, il boitait, il
avait froid, il était enroué ; enfin c’était
exactement le même homme, si ce n’est qu’il n’avait
pas le même visage et qu’il portait un chapeau bas de
forme et à larges bords. Je vis tout cela en un moment, car je
n’eus qu’un moment pour voir tout cela ; il me lança
un gros juron à la tête, puis il voulut me donner un
coup de poing ; mais si indécis et si faible qu’il
me manqua et faillit lui-même rouler à terre car ce
mouvement le fit chanceler ; alors, il s’enfonça
dans le brouillard, en trébuchant deux fois et je le perdis de
vue.
« C’est le jeune homme ! »
pensai-je en portant la main sur mon cœur.
Et je crois que j’aurais aussi ressenti une
douleur au foie, si j’avais su où il était placé.
J’arrivai bientôt à la
Batterie. J’y trouvai mon homme, le véritable,
s’étreignant toujours et se promenant çà
et là en boitant, comme s’il n’eût pas cessé
un instant, toute la nuit, de s’étreindre et de se
promener en m’attendant. À coup sûr, il avait
terriblement froid, et je m’attendais presque à le voir
tombé inanimé et mourir de froid à mes pieds.
Ses yeux annonçaient aussi une faim si épouvantable
que, quand je lui tendis la lime, je crois qu’il eût
essayé de la manger, s’il n’eût aperçu
mon paquet. Cette fois, il ne me mit pas la tête en bas, et me
laissa tranquillement sur mes jambes, pendant que j’ouvrais le
paquet et que je vidais mes poches.
« Qu’y a-t-il dans cette
bouteille ? dit-il.
– De l’eau-de-vie »,
répondis-je.
Il avait déjà englouti une grande
partie du hachis de la manière la plus singulière,
plutôt comme un homme qui a une hâte extrême de
mettre quelque chose en sûreté, que comme un homme qui
mange ; mais il s’arrêta un moment pour boire un peu
de liqueur. Pendant tout ce temps, il tremblait avec une telle
violence, qu’il avait toute la peine du monde à ne pas
briser entre ses dents le goulot de la bouteille.
« Je crois que vous avez la fièvre,
dis-je.
– Tu pourrais bien avoir raison, mon
garçon, répondit-il.
– Il ne fait pas bon ici, repris-je,
vous avez dormi dans les marais, ils donnent la fièvre et des
rhumatismes.
– Je vais toujours manger mon déjeuner,
dit-il, avant qu’on ne me mette à mort. J’en
ferais autant, quand même je serais certain d’être
repris et ramené là-bas, aux pontons, après
avoir mangé ; et je te parie que j’avalerai
jusqu’au dernier morceau. »
Il mangeait du hachis, du pain, du fromage et du
pâté, tout à la fois : jetant dans le
brouillard qui nous entourait des yeux inquiets, et souvent arrêtant,
oui, arrêtant jusqu’au jeu de ses mâchoires pour
écouter. Le moindre bruit, réel ou imaginaire, le
murmure de l’eau, ou la respiration d’un animal le
faisait soudain tressaillir, et il me disait tout à coup :
« Tu ne me trahis pas, petit
diable ?... Tu n’as amené personne avec toi ?
– Non, monsieur !... non !
– Tu n’as dit à personne
de te suivre ?
– Non !
– Bien ! disait-il, je te crois.
Tu serais un fier limier, en vérité, si à ton
âge tu aidais déjà à faire prendre une
pauvre vermine comme moi, près de la mort, et traquée
de tous côtés, comme je le suis. »
Il se fit dans sa gorge un bruit assez semblable à
celui d’une pendule qui va sonner, puis il passa sa manche de
toile grossière sur ses yeux.
Touché de sa désolation, et voyant
qu’il revenait toujours au pâté de préférence,
je m’enhardis assez pour lui dire :
« Je suis bien aise que vous le
trouviez bon.
– Est-ce toi qui as parlé ?
– Je dis que je suis bien aise que vous
le trouviez bon...
– Merci, mon garçon, je le
trouve excellent. »
Je m’étais souvent amusé à
regarder manger un gros chien que nous avions à la maison, et
je remarquai qu’il y avait une similitude frappante dans la
manière de manger de ce chien et celle de cet homme. Il
donnait des coups de dent secs comme le chien ; il avalait, ou
plutôt il happait d’énormes bouchées, trop
tôt et trop vite, et regardait de côté et d’autres
en mangeant, comme s’il eût craint que, de toutes les
directions, on ne vînt lui enlever son pâté. Il
était cependant trop préoccupé pour en bien
apprécier le mérite, et je pensais que si quelqu’un
avait voulu partager son dîner, il se fût jeté sur
ce quelqu’un pour lui donner un coup de dent, tout comme aurait
pu le faire le chien, en pareille circonstance.
« Je crains bien que vous ne lui
laissiez rien, dis-je timidement, après un silence pendant
lequel j’avais hésité à faire cette
observation : il n’en reste plus à l’endroit
où j’ai pris celui-ci.
– Lui en laisser ?... À
qui ?... dit mon ami, en s’arrêtant sur un morceau
de croûte.
– Au jeune homme. À celui dont
vous m’avez parlé. À celui qui se cache avec
vous.
– Ah ! ah ! reprit-il avec
quelque chose comme un éclat de rire ; lui !...
oui !... oui !...
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