Il n’a pas besoin de vivres.
– Il semblait pourtant en avoir
besoin », dis-je.
L’homme cessa de manger et me regarda d’un
air surpris.
« Il t’a semblé ?...
Quand ?...
– Tout à l’heure.
– Où cela ?
– Là-bas !... dis-je, en
indiquant du doigt ; là-bas, où je l’ai
trouvé endormi ; je l’avais pris pour vous. »
Il me prit au collet et me regarda d’une
manière telle, que je commençai à croire qu’il
était revenu à sa première idée de me
couper la gorge.
« Il était habillé tout
comme vous, seulement, il avait un chapeau, dis-je en tremblant,
et... et... (j’étais très embarrassé pour
lui dire ceci), et... il avait les mêmes raisons que vous pour
m’emprunter une lime. N’avez-vous pas entendu le canon
hier soir ?
– Alors on a tiré ! se
dit-il à lui-même.
– Je m’étonne que vous ne
le sachiez pas, repris-je, car nous l’avons entendu de notre
maison, qui est plus éloignée que cet endroit ;
et, de plus, nous étions enfermés.
– C’est que, dit-il, quand un
homme est dans ma position, avec la tête vide et l’estomac
creux, à moitié mort de froid et de faim, il n’entend
pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui
l’appellent... Écoute ! Il voit des soldats avec
leurs habits rouges, éclairés par les torches, qui
s’avancent et vont l’entourer ; il entend appeler
son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend
le commandement : en joue !... Il entend tout cela, et il
n’y a rien. Oui... je les ai vus me poursuivre une partie de la
nuit, s’avancer en ordre, ces damnés, en piétinant,
piétinant... j’en ai vu cent... et comme ils
tiraient !... Oui, j’ai vu le brouillard se dissiper au
canon, et, comme par enchantement, faire place au jour !... Mais
cet homme ; il avait dit tout le reste comme s’il eût
oublié ma réponse ; as-tu remarqué quelque
chose de particulier en lui ?
– Il avait la face meurtrie, dis-je, en
me souvenant que j’avais remarqué cette particularité.
– Ici, n’est-ce pas ?
s’écria l’homme, en frappant sa joue gauche, sans
miséricorde, avec le plat de la main.
– Oui... là !
– Où est-il ? »
En disant ces mots, il déposa dans la poche
de sa jaquette grise le peu de nourriture qui restait.
« Montre-moi le chemin qu’il a
pris, je le tuerai comme un chien ! Maudit fer, qui m’empêche
de marcher ! Passe-moi la lime, mon garçon. »
Je lui indiquai la direction que l’autre
avait prise, à travers le brouillard. Il regarda un instant,
puis il s’assit sur le bord de l’herbe mouillée et
commença à limer le fer de sa jambe, comme un fou, sans
s’inquiéter de moi, ni de sa jambe, qui avait une
ancienne blessure qui saignait et qu’il traitait aussi
brutalement que si elle eût été aussi dépourvue
de sensibilité qu’une lime. Je recommençais à
avoir peur de lui, maintenant que je le voyais s’animer de
cette façon ; de plus j’étais effrayé
de rester aussi longtemps dehors de la maison. Je lui dis donc qu’il
me fallait partir ; mais il n’y fit pas attention, et je
pensai que ce que j’avais de mieux à faire était
de m’éloigner. La dernière fois que je le vis, il
avait toujours la tête penchée sur son genou, il limait
toujours ses fers et murmurait de temps à autre quelque
imprécation d’impatience contre ses fers ou contre sa
jambe. La dernière fois que je l’entendis, je m’arrêtai
dans le brouillard pour écouter et j’entendis le bruit
de la lime qui allait toujours.
IV
Je m’attendais, en rentrant, à
trouver dans la cuisine un constable qui allait m’arrêter ;
mais, non seulement il n’y avait là aucun constable,
mais on n’avait encore rien découvert du vol que j’avais
commis. Mrs Joe était tout occupée des préparatifs
pour la solennité du jour, et Joe avait été
posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter
de recevoir la poussière, chose que malheureusement sa
destinée l’obligeait à recevoir tôt ou
tard, toutes les fois qu’il prenait fantaisie à ma sœur
de balayer les planchers de la maison.
« Où diable as-tu été ? »
Tel fut le salut de Noël de Mrs Joe, quand
moi et ma conscience nous nous présentâmes devant elle.
Je lui dis que j’étais sorti pour
entendre chanter les noëls.
« Ah ! bien, observa Mrs Joe, tu
aurais pu faire plus mal. »
Je pensais qu’il n’y avait aucun doute
à cela.
« Si je n’étais pas la
femme d’un forgeron, et ce qui revient au même, une
esclave qui ne quitte jamais son tablier, j’aurais été
aussi entendre les noëls, dit Mrs Joe, je ne déteste pas
les noëls, et c’est sans doute pour cette raison que je
n’en entends jamais. »
Joe, qui s’était aventuré dans
la cuisine après moi, pensant que la poussière était
tombée, se frottait le nez avec un petit air de conciliation
pendant que sa femme avait les yeux sur lui ; dès qu’elle
les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce
qui signifiait que Mrs Joe était en colère1.
Cet état était devenu tellement habituel, que Joe et
moi nous passions des semaines entières à nous croiser
les doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes
sur leurs tombes.
Nous devions avoir un dîner splendide,
consistant en un gigot de porc mariné aux choux et une paire
de volailles rôties et farcies. On avait fait la veille au
matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait qu’on
n’eût pas encore découvert la disparition du
hachis), et le pudding était en train de bouillir. Ces énormes
préparatifs nous forcèrent, avec assez peu de
cérémonie, à nous passer de déjeuner.
« Je ne vais pas m’amuser à
tout salir, après avoir tout nettoyé, tout lavé
comme je l’ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets ! »
On nous servit donc nos tartines dehors, comme si,
au lieu d’être deux à la maison, un homme et un
enfant, nous eussions été deux mille hommes en marche
forcée ; et nous puisâmes notre part de lait et
d’eau à même un pot sur la table de la cuisine, en
ayant l’air de nous excuser humblement de la grande peine que
nous lui donnions. Cependant Mrs Joe avait fait voir le jour à
des rideaux tout blancs et accroché un volant à fleurs
tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l’ancien ;
elle avait même découvert tous les ornements du petit
parloir donnant sur l’allée, qui n’étaient
jamais découverts dans un autre temps, et restaient tous les
autres jours de l’année enveloppés dans une
froide et brumeuse gaze d’argent, qui s’étendait
même sur les quatre petits caniches en faïence blanche qui
ornaient le manteau de la cheminée, avec leurs nez noirs et
leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns des
autres et se faisant pendant. Mrs Joe était une femme d’une
extrême propreté, mais elle s’arrangeait pour
rendre sa propreté moins confortable et moins acceptable que
la saleté même. La propreté est comme la
religion, bien des gens la rendent insupportable en l’exagérant.
Ma sœur avait tant à faire qu’elle
n’allait jamais à l’église que par
procuration, c’est à dire quand Joe et moi nous y
allions. Dans ses habits de travail, Joe avait l’air d’un
brave et digne forgeron ; dans ses habits de fête, il
avait plutôt l’air d’un épouvantail dans de
bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu’il
portait ne lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les
pièces de son habillement étaient trop grandes pour
lui, et lorsqu’à l’occasion de la présente
fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il
représentait la Misère revêtue des habits
prétentieux du dimanche. Quant à moi, je crois que ma
sœur avait eu quelque vague idée que j’étais
un jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s’était
emparé, et qu’il lui avait remis pour être traité
selon la majesté outragée de la loi.
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